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Photo du rédacteurLa noctambule

Écroulement au Square Phillips

Dernière mise à jour : 20 août 2020

30 septembre 2019



La manifestation tirait à sa fin. J’étais restée deux heures debout sur la montagne, j’avais ensuite marché de Des Pins à Sherbrooke. C’est là que mes enfants étaient partis de leur côté rejoindre des amis. J’avais fait une petite pause, assise dans les escaliers d’un pavillon de l’UQAM. Puis, jusqu’à St-Laurent à droite, René-Lévesque à droite. Je marchais sur le trottoir pour avancer plus rapidement. Mais j’avais beau accélérer le pas, je ne rejoignais pas la tête du peloton. La file était interminable.


Là, au coin de Beaver Hall, se trouve une petite place avec un monument au frère André. L’un des rares, à ce jour, dont on n’ait pas retroussé un coin de la soutane pour révéler quelques secrets honteux. L’un des seuls à continuer de faire honneur à une congrégation entachée par le scandale, celle des Frères Sainte-Croix. Jusqu’à nouvel ordre, du moins.


J’ai décidé d’aller m’assoir aux côtés de cet homme rassurant, et de regarder défiler la colonne des défenseurs du climat. Je n’en voyais pas davantage la fin que le début. Mais je me sentais les jambes comme de la guenille. Incapable de me lever malgré mon désir de poursuivre, j’ai dû me rendre à l’évidence, encore une maudite fois, que mon corps n’obéit plus complètement à ma volonté.


Résignée, j’ai laissé aller la manifestation vers l’ouest sur René-Lévesque, et me suis engagée dans Beaver Hall en direction du métro McGill. Bever Hall. Ce nom revenait souvent à l’époque dans la bouche de maman. Elle travaillait dans le coin. Près du Square Phillips que nulle part sur le ouèbe on n’appelle « Carré Phillips », dieu sait pourquoi. C’est là où l’idée me vient, avant d’aller prendre le métro, de faire un petit pèlerinage.


Je longe le côté sud du square et tourne à gauche pour m’engager dans la rue Union. Une partie de mon enfance gît ici, qui s’est terminée dans une tragédie que ni Montréal ni moi n’oublierons jamais. J’arrive devant le 1172. L’adresse elle-même ressemble à un sinistre présage. Un immeuble à étages, assez récent, se trouve désormais sur l’emplacement d’un bâtiment parti en fumée.

Vendredi 1er septembre 1972. J’ai 13 ans. Nous sommes entre deux saisons, je suis une triste chrysalide, et tout va basculer.


Chez nous, on a une piscine hors terre que les voisins nous envient. Il fait une chaleur d’enfer. C’est le soir. Les adultes ont décidé de se baigner. Papa, freluquet et d’un blanc presque transparent, a accepté pour une fois de se mettre à l’eau. Maman est toujours game pour se baigner, et sa sœur, Yvette, l’a suivie. Monsieur Pauzé, parti mettre son maillot et qui trompe sa femme avec Yvette, tarde à sortir de la maison. Ils attendent son arrivée avant de se mettre à tourner, tourner, tourner pour créer une vague giratoire qui lèche les parois de la piscine. Ils appellent cela « faire de la houle ». Puis, ils se laissent flotter dans le mouvement, sauf papa qui garde toujours pied. Il ne sait pas nager, il a une peur du yâble.


Il doit être environ 21 h quand le téléphone sonne. Nous autres, les petites, on se précipite en même temps pour répondre. Allô? On écoute. On s’arrache le téléphone. Quoi? Quoi? On devient plus blanches que papa. Et on court à l’extérieur : le Blue Bird est en feu.


Depuis sept ans, maman travaille au Blue Bird avec Yvette. Elles servent des diners d’hommes d’affaires en bas et parfois, elles montent en soirée servir de l’alcool au club country western qui se trouve à l’étage, le Wagon Wheel. Maman nous dit que ça fait des rentrées d’argent supplémentaires. Le tip est bon. Souvent, le lendemain, elle s’assoit et vide les poches de son tablier noir sur la table. On classe les cennes, les cinq cennes, les dix cennes, les vingt-cinq cennes, on les compte et on les roule dans du papier brun. Les vendredis sont des soirées très payantes. Bien plus payantes que les diners d’hommes d’affaires.


Monsieur Pauzé est le premier à sortir de la piscine, en proie à une effroyable inquiétude. Il est le propriétaire du Blue Bird. Nous autres, dans la maison, on a allumé la télé. L’évènement est montré en direct. C’est horrible. Il rentre dans la maison, s’arrête une minute devant la télé et va se changer. Yvette le suit de près et ils se précipitent dans la Chrysler, paniqués.


Maman restera toute la soirée devant la télévision jusqu’à ce qu’on signale la fin des émissions. Complètement abasourdie, elle entre dans sa chambre sans même nous dire d’aller dormir. Papa va la rejoindre.


Ce qui s’est produit, nous l’apprendrons petit à petit, un peu par les récits des employés que nous connaissons, un peu par les journaux et ensuite, un peu par le procès.


Ce soir- là, le Wagon Wheel était plein à craquer. On y présentait un orchestre particulièrement prisé. Outre la clientèle habituelle, il y avait des jeunes venus en autobus du Nouveau-Brunswick à l’occasion de la longue fin de semaine de la fête du travail. Ça parlait, ça dansait, ça consommait dans la plus totale insouciance. Il n’y avait que leur vie qui valait quelque chose. L’arrogance des jeunes. Rien n’avait d’importance.


Mais qui aurait pu se douter, qui aurait pu se méfier du danger qui planait à même les murs, dans l’entre sol rempli de paille, dans les portes de secours barricadées, dans les escaliers d’en arrière? Tous les dangers étaient là, bien en évidence, mais on préférait ne rien voir. On avait tellement de plaisir.


Un trio de jeunes hommes, testostérone dans le tapis, arrive soudain. Ils veulent entrer, mais le bar est bondé et le portier leur demande d’attendre que des clients sortent et libèrent des places. Les gars attendent quelques minutes, mais eux, ils sont prêts, là, tout de suite, à aller chercher comme les autres leur plaisir et à vivre leur vie de jeunes hommes. Sans doute projettent-ils de cruiser des filles qui ne voudraient pas d’eux et dont ils forceraient la main après les avoir ramollies avec un ou deux drink. C’est tellement facile. Ils parlementent avec le portier qui demeure inflexible, ils se mettent en colère et lui disent qu’il va le regretter. Ils partent.


À proximité se trouve une station d’essence Texaco. Ils s’y rendent. Ils repèrent dans le coffre de la voiture une bouteille de coke (en verre à l’époque) et un chiffon. Les ingrédients sont là, la recette est facile à réaliser et la colère est un excellent moteur à l’action.


Trente minutes après avoir proféré des menaces dont le portier s’était moqué, ils reviennent tous les trois, ouvrent la porte d’en bas, lancent leur cocktail Molotov dans les escaliers et se poussent. Le portier se demandera toute sa vie comment ces hommes ont pu oser faire une chose pareille. Nous n’étions pourtant pas à l’époque du terrorisme…


L’embrasement sera fulgurant. On a retrouvé des cadavres calcinés de jeunes encore attablés, croyant sans doute que la situation n’était pas si pressante, qu’il ne fallait quand même pas exagérer et qu’il n’était pas question de suivre le troupeau comme des moutons. D’autres resteront coincés devant des portes de secours verrouillées. Leurs corps s’amoncèleront près de ces issues trompeuses. Quelques-uns passeront par une petite fenêtre de la cuisine, espérant rejoindre un escalier qui, trop chargé, se détachera du mur et projettera violemment ses victimes sur l’asphalte du stationnement.


Les flammes furent impitoyables et le bilan catastrophique : 37 morts, 51 blessés, une jeunesse décimée. Et combien de familles éplorées face à cette hécatombe cruelle. Elles ne trouveront un peu de réconfort que 40 ans plus tard quand, en 2012, on honorera la mémoire des victimes en gravant leurs noms sur une plaque commémorative placée au Square Phillips.


Fin du pèlerinage. Je reviens vers le métro McGill. Il est archiplein, comme l’était le métro Jean-Talon à notre départ en fin de matinée. Quelques pancartes évoquant avec humour la fin du monde ou l’urgence climatique semblent tout à coup accompagner de façon mimétique les images de cette apocalypse que fut pour moi et pour mes proches l’incendie du Blue Bird.


Cet évènement funeste marqua drastiquement la fin de mon enfance et explique peut-être mon entrée dans une adolescence si turbulente et si pressée d’exister. L’expérience de la mort par personnes interposées, le spectacle de la sortie de cadavres d’un endroit si familier (nous y avions tous nos partys de famille) et si associé à ma mère, l’effondrement d’un lieu qui habitait notre imaginaire d’enfants et cette proximité troublante avec la fin d’un monde me ramènent encore aujourd’hui à une profonde inquiétude et au sentiment tenace que tout peut sauter n’importe quand.


Isabelle Larrivée


Photo: Collection du Musée des pompiers auxiliaires de Montréal

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