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Photo du rédacteurLa noctambule

Retour à Casablanca (2)

La cuisine : un voyage dans le temps

23 juin 2024

 

Quatre jours après mon arrivée, je tombe encore de sommeil à tout moment. Les déplacements dans l’espace ont leurs exigences.




 


Chaque fois où je suis revenue au Maroc depuis que je l’ai quitté en 2002, j’ai été plus ou moins soumise au pouvoir d’évocation des objets. Ici, à la cuisine, c’est le règne de la petite madeleine.

 

J’avais acheté un service chez Marjane (un genre de Costco), une très jolie collection appelée « Lancelot ». Je m’intéresse peu à la vaisselle et aux articles de cuisine. Je suis maladroite dans mes choix, j’ai rarement des goûts précis en la matière. Mes enfants m’ont offert le service que j’utilise en ce moment, et pour mon dernier anniversaire, Samir a confié à distance à Rim, notre fille, le soin de me trouver un ensemble de couverts. J’ai six verres de chez Ikea et six autres qui proviennent de chez Rossy, dont l’un, assez comique, est fabriqué de guingois et s’incline d’un côté. Jusqu’à maintenant, aucun n’a été cassé. Je n’ai que deux casseroles, à part celle de 10 litres pour la soupe et la sauce à spagh. J’ai une douzaine de tasses dépareillées, un ensemble de sucrier et pot à lait ébréchés et je mets la boîte de sel directement sur la table à côté du moulin à poivre. Une exception dans cette désorganisation : mon appareil à dénoyauter les cerises. C’est un instrument dont je ne saurais me passer, entre juin et octobre.

 

Pour moi, manger est une contrainte nécessaire, et je ne cuisine que par obligation, sauf quand j’ai des invités que j’accueille à ma table avec plaisir. Mais pour certaines familles, les repas sont chaque jour des rituels et chaque assiette, chaque plat, chaque accessoire doit refléter le plaisir de la convivialité. Je pense ici à Soumia, la sœur de Samir, qui a un talent particulier pour le beau et qui choisit avec soin les objets qui l’entourent à la cuisine et avec lesquels elle nous reçoit. Lancelot avait un peu cette fonction. Des losanges orangés se détachaient d’un contour vert et rappelaient vaguement les motifs du Moyen âge.

 

Des cuisiniers ou des cuisinières de ma connaissance considèrent que la préparation d’un repas est une activité zen. Cela m’épate. Mon amie Julie et moi avons loué un chalet une semaine l’an dernier. Non seulement elle avait préparé tout le menu (un vrai sujet d’angoisse, pour ma part), mais elle a systématiquement refusé que je l’aide à couper la moindre carotte, que j’aille chercher une quelconque bouteille d’huile dans le garde-manger ou que je râpe le plus ordinaire des morceaux de fromage. La zénitude, pour moi, c’est lorsque quelqu’un aimant faire à manger fait à manger. Il faut dire que je trouve généralement une compensation à ce désintérêt dans les nourritures spirituelles, même si je sais que cela ne suffit pas. Mais je considère qu’entre Marguerite Duras et Toni Morrison, un sandwich aux tomates peut largement suffire.

 

Lors d’une visite à Casa, il y a quelques années, je suis tombée sur une assiette creuse Lancelot égarée au fond d’une armoire. La dernière pièce de l’ensemble, ai-je compris. Ce ne sont pas tant des souvenirs ou des événements précis qui me sont venus à l’esprit qu’une époque, celle où nous vivions sur la rue Tarablous, où Kamil est arrivé dans notre vie et où je travaillais comme enseignante à temps complet à l’École américaine. J’ai dit à Samir que je rapportais l’assiette à Montréal. Il a ri. Il ne soupçonnait pas ce que je ramenais ainsi dans ma valise.

 

Il m’est arrivé aussi de voir, au-dessus de la cuisinière, le fouet en acier inoxydable que m’avait donné mon regretté ami Pierre. C’est alors le souvenir de notre colocation sur la rue Rachel qui m’est revenu.

 

Hier, en ouvrant le tiroir des ustensiles, j’ai trouvé une boîte en long aux motifs de roses où Rim gardait précieusement ses crayons de couleur. Et en une fraction de seconde, je vois ma fille toute petite, assise à table, qui s’applique à colorier un dessin en tirant la langue pour mieux se concentrer.

 

Ces objets, quand je les redécouvre, allument en moi un néon affichant le mot PASSÉ en majuscule. C’est le PASSÉ par excellence qui réapparait en flashs, en images, en sensations. Le temps se superpose ainsi en couches successives et les objets arrachent à l’oubli des morceaux de vie laissés en jachère. C’est tout cela qui me revient dans le cœur quand j’emprunte ces improbables machines à voyager dans le temps.



Isabelle Larrivée


Illustration: Ukronium 1828, La machine à voyager dans le temps, Jules Verne

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1 comentario


Daniel Guénette
23 jun

Plaisir de te voir ainsi retrouver les tessons de ton passé. Les objets nous parlent. Un peu d'envie aussi en pensant qu'une amie peut avoir la générosité de tout faire dans la cuisine, sans demander le moindre coup de pouce. Tu peux alors lire ou t'adonner au doux loisir du farniente.

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