top of page
Rechercher
  • Photo du rédacteurLa noctambule

Retour de Casablanca

Dernière mise à jour : 5 juil.


L'auriculaire



Quand nous étions enfants et que maman soupçonnait un petit mensonge, elle chantonnait une ritournelle qui disait : « Mon petit doigt me dit tout » en pliant et dépliant son auriculaire. On se sentait tout de suite démasqué, ou démasquable, la vérité allait poindre ou il faudrait désamorcer ses doutes. Il s'agissait d'une expression bien connue, mais pour nous, comme son petit doigt lui disait tout, maman bénéficiait d’un pouvoir de divination qui nous rendait vulnérables. On avait intérêt à marcher droit.

 

Le soir de mon arrivée, Kamil m’assigne le siddari où je dormirai. On étend nos draps et on pose nos oreillers. J’ai hâte à demain pour écouter les récits de voyage de Kamil en Iran, et m’informer davantage de la santé de Samir. À distance, on ne se dit pas toujours tout. J’apprends en effet qu’on a identifié chez lui, l’an dernier, une pathologie appelée « fistule durale ». Je ne vais pas m’embourber dans des explications pour lesquelles je serais totalement incompétente, mais disons brièvement qu’il s’agit d’un problème artérioveineux où les risques d’hémorragie cérébrale ou de décès pur et simple sont élevés s’il n’est pas dépisté rapidement. Il a dû subir une importante opération au dos, dont il a mis beaucoup de temps à se remettre. Son handicap, qui s’apparente à une paralysie partielle des jambes, s’avère un moindre mal et avec de bons traitements de physiothérapie, il pourra regagner de la mobilité. Mais pour l’heure, je souhaite bonne nuit à Kamil, heureuse malgré tout d’être là.

 

Au réveil, j’entends Kamil râler. Il a subi une attaque groupée de moustiques qui l'ont ravagé. Je ne dénombre pas moins d’une vingtaine de piqûres dans son dos et sur ses bras. Alors que je suis normalement un aimant à moustiques, j’ai été épargnée : un simple picotement au bout du petit doigt, ce sera l’affaire de 24 heures.

 

Je me lève, on déjeune, mon petit doigt me démange un peu. Normal.

 

En après-midi, je rédige un texte et je sens sur le clavier un léger engourdissement. Ça va passer.

 

Au souper, je constate une rougeur vers l’intérieur de la phalange. Ok.


Le lendemain, je suis réveillée par des élancements. Je sens mon cœur battre au bout de mon doigt qui a pris du volume et est devenu un peu plus rouge. Je me dis que ce doit être mon hypermétropie débutante qui altère les proportions. Ou encore l’hypocondrie qui fausse mon jugement. La comparatiste en moi pense qu’il serait peut-être pertinent de mettre côte à côte mon auriculaire droit, qui est atteint, et mon auriculaire gauche, qui ne l’est pas, afin de voir s’ils sont semblables ou contradictoires. Ils sont contradictoires. Bref, je fais feu de tout bois pour banaliser la situation.

 

En après-midi, je vais faire des courses. Avant de tourner le coin de la rue, j’ai une suée subite et une faiblesse qui font penser à de la fièvre. Je fais un détour pour passer chez la pharmacienne du quartier. « Vous faites un peu d’infection », dit-elle en me montrant une petite zone blanche près de l’ongle. Elle me suggère un traitement topique : désinfectant et crème antibactérienne.

 

Je rentre à la maison en ayant oublié d’acheter le café.

 

La nuit suivante, j’ai un sommeil agité. Je ne pense qu’à mon auriculaire qui s’enfle et se travaille, comme la grenouille de la fable. Au réveil, j’ai une cerise à la place de la phalange et je comprends que l’enflure s’étend jusqu’à l’articulation, car j’ai du mal à plier mon doigt.

 

Retour chez la pharmacienne : « Ah ! Non ! Ça ne va pas ! Je vous mets sous antibiotique oral. ».

 

Mais la panique s’est installée. Que va-t-il m’arriver maintenant, quelle peut être la succession infernale des événements ? Hospitalisation ? Tétanos ? Amputation ? Du bout du doigt ? Du doigt complet? De la main? Le cirque de l’anxiété s’est incrusté, avec ses anticipations stériles, et je ne peux plus l’arrêter.

 

Après le départ de Kamil pour Montréal, je me prends à penser que je devrais peut-être aller me faire soigner chez moi. J’en parle à Samir. La peau de mon petit doigt est tendue comme celle du ventre d’une femme enceinte de 8 mois.

 

Le lendemain, j’ai l’esprit aussi agité que mes globules blancs. Du bout du couloir, j’entends le bruit de canne de Samir qui s’approche. « Alors, que décides-tu, finalement ? » « Je pars. Ça ne sert à rien, les traitements ne sont pas efficaces. J’aime mieux m’en aller ». Samir s’en retourne en disant : « Bon, je m’occupe de ça tout à l’heure ». Bruit de canne.

 

Je commence à ramasser mes affaires, le vol est prévu pour demain. Je vais et je viens dans le couloir et, en passant près de la chambre de Samir, je le vois qui prie. Mais comme il ne peut plus s’agenouiller sur son tapis de prière, il s’est assis au bord de son lit. Je suis athée, dois-je le préciser. Mais la prière est quelque chose qui m’émeut. Celle qui appartient à chacune des religions, régie par un rituel précis et ordonné, et celle qui n’est liée à aucune, spontanée, personnelle. Je vois Samir s’appliquer à relever son index pour rappeler la transcendance, comme il est d’usage dans une partie de la prière musulmane.

 

Je vais continuer mes préparatifs au salon. Mais l'image de Samir priant assis me rattrape. Subitement, mes idées se bousculent et m’échappent. Je suis sous l'emprise de réminiscences qui s’entrechoquent. Je revois mon beau Samir sous les lauriers-roses, dans l’entrée d’un logement où j’habitais à mon arrivée à Casablanca en 1990. Son sourire dans le halo du lampadaire. Ses yeux de félin doux. L'odeur suave et étourdissante du musc al lail. On ne peut faire marche arrière, mais à la fois, ces images fixent à jamais la réalité des moments passés. Tyrannie du souvenir. On plaque sur ce temps révolu l’inquiétude qui anime l’illusion du retour.

 

C’est sans doute cela qu’évoque mon auriculaire. Celui qui dit tout. Cette sorte de douleur inhérente à ce qui n’est plus et à la persistance paradoxale du visage, du corps, de l’odeur, des mains de l’aimé. La traversée des saisons linéaires. La fuite à laquelle la blessure nous convie avec tant d’insistance.


Isabelle Larrivée

115 vues2 commentaires

Posts récents

Voir tout

2 Comments


La noctambule
La noctambule
Jul 07

Merci, Daniel! Cela fait en effet partie des projets que la retraite me permettra peut-être de réaliser! À suivre. 😊

Like

Daniel Guénette
Jul 07

Eh ! J'en redemande. Un long récit, reprenant tout du début à la fin. De l'âge où tout commence jusqu'à maintenant. De sorte que l'on comprenne le contexte, ce qui t'a menée à Casablanca. Ce que tu y as vécu. Bref, tout. Ou bien, il s'agirait de rassembler tous les écrits relatifs à ces histoires, d'en faire un seul et même livre.

Like
bottom of page