10 janvier 2025
Bientôt, tout cela sera terminé. Nous attendions des tempêtes écornées et des noyades de béton, des incendies généralisés et des cherguis froids, nous pensions que ça entrerait par cette porte ou par la cheminée désertée, mais non. Cela se passera autrement, en direct de la main de l’homme. Celui des odeurs abjectes, de la rafle de l’absolu de l’amour et qui jettera sur l’asphalte la douceur de tes cheveux.
Il y a tant d’êtres, de terriens à qui penser dans cette circonstance et pourtant, c’est toi qui occupes la totalité de mes réflexions, qui remplis mon cœur. Je n’aurai pas eu le temps. Voyant la fin venir, je m’aperçois que je n’aurai pas tout réglé, encore, avec toi. Que je n’aurai pas pu racheter ma violence, m’annuler devant ta tristesse. Je n’aurai pas fait assez rapidement. Nous partirons chacun de son côté, évaporation, vies débranchées. Je ne pourrai pas tenir ta main. Tu ne pourras pas pleurer sur mon épaule. Je vivrai et mourrai dans l’inconsolation.
Le compte à rebours est commencé. Dans 10 jours s’amorce la dégringolade. Le grand basculement. On n’aurait pas cru que ça viendrait de cette manière. D’habitude, tout met tellement de temps. C’est pourquoi les autorités n’ont pas jugé bon, depuis des décennies, de ralentir les émissions de gaz. Et dire que nous pensions que c’était cela la vraie menace. Ou la plus immédiate. Ou la plus importante. Parce que tout va tellement trop lentement d’habitude que nous sommes subitement saisis par la rapidité du mouvement. Il viendra vite. Il viendra fort. Il vient déjà.
On continue de vendre des articles pour bébé sur Marketplace. On planifie les vacances d’hiver. On cuisine, on prépare la fin du mois. L’anxiété a ses fondements, la paranoïa ses motifs, les cauchemars leur réalité et la solitude ses fantômes. On ne brode plus dans la fiction, on a tout de même du mal à y croire. Parce que basta d’être hystérique. J’avance dans le droit fil de la peur. M’engouffrer dans des séries télévisées pour m’occuper le cerveau à autre chose. C’est la solitude, je crois, une solitude qui me rappelle celle du confinement, une solitude qui flotte dans l’irréalité. Et après tout, Cassandre a eu raison.
Je n’aurai pas eu le temps d’être entendue au tribunal d’appel. Là où j’avais prévu d’avouer. De tout dire, de tout dévoiler. Le tremblement de terre viendra du sud et sera permanent.
On pensait qu’on avait des droits, mais non, on n’en a plus. On pensait qu’il y avait des règles, mais non, il n’y en a plus. On pensait avoir des alliés, on pensait qu’il y aurait du renfort, mais non, tout cela s’est évanoui, tout cela s’est transformé en un mur opaque et infranchissable, nous séparant du monde d’avant, un mur invisible, une glace rigide et froide, à laquelle notre mémoire se heurte. Et il n’y a plus que la cendre et la ponce qui nous roule dans la bouche. Que le goût raclé de la poudre rugueuse nous collant à la langue, au palais. Le reste n’est qu’évanouissement. En un claquement de doigts, tout a été remplacé par l’hostilité médiatique. C’est l’inconsolation globale. L’injustice suprême dans les jeux d’enfants consiste à ne pas punir les méchants. L’injustice s’est généralisée. Les méchants resteront libres, les méchants resteront méchants. Et les enfants demeureront incrédules.
La bouche ouverte et menaçante du Vésuve, les corps figés de Pompéi, la chape pyroclastique qui les a recouverts et la pierre glissante des allées qui a empêché les populations de fuir, telles sont les images qui m’assaillent désormais.
Nous nous sommes étendus sur le lit. Nous avons mis de la musique, une liste de lecture sur laquelle on avait beaucoup travaillé. Nous nous sommes pris la main et nous avons fermé les yeux.
À 13 h 20, ils ont commencé à donner des coups dans la porte. Nous nous sommes rapprochés. De plus en plus fort, des cris ont éclaté, dans une langue qui nous était inconnue. C’est notre tour. Nous n’avons plus rien à défendre maintenant qu’ils s’en prennent à tout le monde.
Puis ils défoncent la porte, comme dans les films, à la différence que c’est vrai. On les entend monter deux marches à la fois avec leurs bottes. Ils sont trois ou quatre. Ils repèrent rapidement la chambre, ils entrent et ils m’attrapent par le bras. Je te regarde, c’est la dernière fois, je te salue de la main et je te dis à voix basse, MERCI. Tu me regardes, tu as le regard terrifié, je ne distingue plus la couleur de tes yeux.
Ils me poussent dans l’escalier, puis dans leur voiture. Ça n’a pas duré longtemps. Dès le démarrage, ils m’ont mis une balle dans la tête, m’ont foulée aux pieds et ils ont roulé. Puis, à la sortie de St-Hubert, ils m’ont lancée dans un fossé.
Toi, ils t’ont torturé. Ils t’ont massacré, mais tu as survécu. Tu leur as dit n’importe quoi et ils t’ont cru. Tu ne pouvais rien dire ni rien cacher de toute façon, car tu ne savais rien. Nous n’avions appartenu à aucun groupe, aucun mouvement, aucun parti depuis des années. Nous n’étions rien et tu vois, notre neutralité ne nous a pas servis.
Tout cela c’est comme dans les films. Les films que nous allions voir à la cinémathèque. Les films de répression. Alors que nous nous pensions à l’abri. C’était toujours chez les autres, en Argentine ou en Pologne. C’était comme « Les Ordres », mais en plus violent et plus long. Jusqu’à ce que cela nous arrive, à nous. Sans que nous puissions y croire. On se disait : « Ben voyons donc ! On voit ça seulement dans les films ! C’est pas possible ! » Et pourtant, ce l’était.
Je suis retournée m’étendre près des barges du Nil, sur une courte plage convoitée par des oiseaux géants. Maintenant, je peux choisir mon lieu et mon temps. J’ai mis mes bras en croix et j’ai fait l’ange. Je te voyais à travers mes yeux fermés. Ton dernier regard. Mon dernier mot. Il fait doux. Je n’aurai plus jamais froid. Il ne fait plus jamais nuit.
Isabelle Larrivée
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