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Photo du rédacteurLa noctambule

Un dimanche pour les ânes

Dernière mise à jour : 20 août 2020

Le sens des événements, parfois, s’emboîte de manière étonnante. Aujourd’hui, par exemple. Ma journée s’est étalée entre la lecture, la correction de travaux, une sortie avec les enfants au cinéma suivi d’un petit café. On prend trop peu de temps pour s’asseoir et jaser tous les trois. Des activités en apparence ordinaires, si ce n’est que j’ai passé la matinée le nez collé à la porte du balcon, à regarder tomber les premiers flocons de novembre. Lourds et blancs. Empressés et tournoyants comme dans un roman de Gabrielle Roy.

Tout a commencé dans le métro, alors que nous nous rendions à la cinémathèque. Station Rosemont, deux hommes entrent dans notre wagon, couverts de poussière de plâtre, le visage, les mains, les vêtements blancs de poudre. L’un porte une casquette tout aussi empoussiérée. L’autre se fouille le nez à l’aide de son pouce, à la recherche de poussières coagulées venues se coller là et gênant sa respiration. Ils ont chacun une boîte à lunch blanchâtre à la main. Ils échangent à voix basse, un sourire étampé aux lèvres, comme des gars qui viennent d’accomplir une journée tuante, mais qui sont satisfaits de leur réalisation.


Pourquoi la vue de ces hommes m'émeut-elle autant? Peut-être me rappellent-ils mes frères, mon père et nos voisins de ville Jacques-Cartier qui déambulaient, au retour du travail, en affichant malgré eux des indices de leur activité : poudre de plâtre, mains noires de cambouis, corps aplatis par le labeur d’une journée trop longue, mais nécessaire pour nourrir les enfants, ou bien, en ce qui concerne les frères, pour se procurer une chemise neuve et un joint en prévision de la soirée de danse dans le gymnase d’une école du quartier. Je les regarde, j’observe les gestes mille fois observés chez les hommes de mon enfance, et leur sourire malgré tout. Je ne peux lever mes yeux de ces deux hommes, l’un quarantenaire, l’autre sexagénaire, le visage raviné, légèrement courbés, tassés.


Ils descendent à Mont-Royal, absorbés par leur conversation animée et discrète. Mais au cœur de cette observation s’agite un autre motif à mon émotion.


Nous sommes venus à la Cinémathèque pour voir un film qui s’intitule Do donkeys act ? Ce film a été tourné dans un sanctuaire d’ânes accueillis pour être soignés, aimés, caressés et pour vieillir dans des conditions de vie plus douces que celles offertes généralement à des ânes. On y découvre la vie qu’ils mènent dans leur communauté. Des gros plans montrent leurs yeux pleins de mansuétude, leurs naseaux réagissent promptement, leurs oreilles s’agitent comme des antennes hyper réceptives qui captent le moindre mouvement, le moindre bruit. On les voit déambuler, lourds de cicatrices accumulées au courant de leur vie d’âne : coups de sangles, de fouets, de cravaches tenus par la main de l’homme, et parfois aussi, coups de pieds. On les observe se rangeant en couples, fidèles, les uns tout près des autres. On les voit s’accoupler, accoucher, dormir, courir dans le pré quand enfin, après l’hiver, s’ouvrent les portes de leur enclos. On les voit accueillir avec hospitalité un nouveau venu, rescapé lui aussi d’une vie de violence.

Mes enfants, de jeunes adultes, sont hypnotisés par les images de cette vie simple et si vibrante à la fois. La succession lente mais toujours dynamique des plans nous magnétise. Cet animal affrontant l’objectif, ceux qui refusent de manger sous l’œil inquisiteur de la caméra, et qui vont se placer du côté opposé de la mangeoire, tout est capté dans un angle où l’on se reconnaît en tant qu’humain. Des êtres vivants, nos semblables.


Et c’est là, pendant le film, que les morceaux de cette étrange journée commencent à se lier les uns aux autres et à éclairer peu à peu le sens de ma lecture du matin. Je revois les hommes du métro et ces ânes rompus comme j’ai vu dans mon livre des paysans brisés, spoliés de leur petit lopin de terre par de riches fermiers. Je les vois quitter les lieux où ils ont vécu depuis des générations, essayer de trouver des moyens de survie, allant vendre ici et là leur force de travail ou devenir parias et bandits, ne cherchant qu’à subsister, dépossédés de leurs ressources premières. Je me remémore l’existence de ces parlements et de ces tribunaux, capables de fixer dans les lois les salaires les plus hauts, mais jamais les salaires les plus bas. Capables de déterminer les châtiments proportionnels au désespoir des humains, mais jamais d’édicter les lois qui pourraient éradiquer les causes de leur accablement. Je vois cette injustice qui ne cesse de se répéter, les ânes et les hommes dans un destin commun où rares sont les sanctuaires, pour les uns comme pour les autres.

Un jour, j’ai pris un taxi. C’était à Casablanca. Les ânes miteux sont nombreux dans la ville à tirer des cargaisons de marchandises diverses, empilées sur des carrosses de bois bringuebalants. Ils vont tout le jour, entre les klaxons des voitures, la poussière noire de la pollution et les coups de trique de leur maître. Au risque des cognements contre des pare-chocs et de la tyrannie des enfants. Mon taxi allait s’arrêter au feu rouge. Nous avancions à côté d’une énorme cargaison, au très achalandé rond-point Chimicolor. La circulation était dense. Tout allait lentement. Pendant que le taxi doublait cette cargaison, mon regard suivait la montagne de paquets et d’emballages. Puis, nous sommes arrivés vis-à-vis de l’âne. C’était un homme. Il portait une chienne bleue, était attelé au carrosse et tirait la marchandise. Son visage était creusé par l’effort. Son corps, entièrement projeté vers l’avant comme dans une traction de machine, ressemblait à une locomotive posée sur deux jambes meurtries. Une bête de somme, en fait, semblable à son quadrupède de frère.


Isabelle Larrivée

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