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Photo du rédacteurLa noctambule

Un conte de Noël

Dernière mise à jour : 20 août 2020

24 décembre 2017



Elles ont subi deux ressemelages, reçu quatre nouveaux talons, souffert trois changements de fermetures Éclair et résultat : au bout de presque quinze ans de bons et loyaux services, elles doivent, au prix d’une résignation douloureuse, prendre le chemin du bac à ordures.


Depuis le printemps dernier, elles étaient là, près de la porte d'entrée, et chaque jour, je les regardais en me disant qu'il faudrait bien que je me décide. Le cordonnier de la rue St-Roch, Argentin septuagénaire polyglotte et portant un béret de cuir qui lui donne des airs de fasciste, m’avait déclaré haut et fort, après qu’il eut procédé, sur ces bottes « mi-saison », à de nombreuses interventions chirurgicales, qu’il n’y avait plus rien à faire avec « ça ». Il avait dit

« ça ». Je l’avais trouvé d’une arrogance grave et c’est là où j’ai commencé à douter de sa compassion de cordonnier.


C’est pour dire : la hauteur du talon était parfaite, la forme de la chaussure, impeccable. Le cuir fin avait fini par se mouler parfaitement à mes mollets, mes pieds s’y sentaient comme dans les vieilles pantoufles de tricolette que maman nous confectionnait chaque automne, et que nous usions à la corde sur le plancher de ciment du sous-sol année après année. Sans compter que les mêmes pantoufles fournissaient aussi un service de polissage hors pair pour le plancher de cuisine fraichement ciré. On glissait comme au curling sur les tuiles blanches et rouges que maman mettait tant de temps et de soins à entretenir. Ces bottes-là ne polissaient peut-être pas de planchers, mais, en plus du confort, elles étaient résistantes. Comment en étaient-elles arrivées à une telle déchéance?


En fait, elles ont été plus que des bottes. Elles ont constitué une partie de mon corps comme d'autres leur vélo ou leur téléphone cellulaire. Elles ont appartenu et contribué à chacun de mes pas, en automne ou au printemps. Mais surtout, je pense que ce qui m’y liait le plus, c’est qu’à ce moment où j'étais sans travail avec deux enfants à ma charge et mensuellement humiliée par un minable chèque d'aide sociale, elles ont représenté la possibilité d’une sortie momentanée de cette scène du chômage et de la pauvreté qui m’abrutissaient jour après jour.


Car pour me les offrir, j’avais dû donner au noir pas mal de cours privés de français dans mon appartement, avec les risques que cela pouvait occasionner parfois. J’avais toutes sortes d’élèves, dont une fille, Teresa, qui m’avait dit au téléphone, répondant à mon annonce dans le journal :

« Oui, je veux m’améliorer mon français. Je pense que le français c’est quelque chose qu’on ne l’arrête d’apprendre seulement quand on est mort ». Teresa est devenue mon élève, puis mon amie, pendant plusieurs années.


La boutique s’appelait Feet First et elle était située au 770 rue Ste-Catherine Ouest. J’étais passée là au retour d’une entrevue d’embauche, par un beau jour d’octobre, et je m’étais arrêtée devant la vitrine. Elles trônaient là, parmi d’autres bottes, mais je ne voyais qu’elles. Elles avaient l’air de

dire : je suis exactement ce qu’il te faut. C’était mon premier hiver au Québec depuis longtemps, ayant vécu à l’étranger, dans un pays plus chaud, pendant des années. Je ne savais plus ce que c’était qu’une bonne botte d’hiver.


N’écoutant que ma convoitise, j’étais rentrée pour les essayer. J’avais naïvement demandé s’il s’agissait de bottes d’hiver. La vendeuse m’avait dit que oui, bien sûr! Mais peu importe. J’ai fait avec elles mes beaux dimanches, de septembre à décembre et de mars à mai, pendant tout ce temps.


C’est fou l’attraction que peut représenter la consommation quand on n’a rien dans son portefeuille. Autant de tentations qui défilent sous les yeux et qui te disent : je suis là, mais tu ne pourras pas m’attraper! Et il ne s’agissait pas pour moi d’un réel besoin. J’avais des chaussures, moches, mais j’étais chaussée. Non. C’était le petit truc supplémentaire, pour te convaincre que tu ne vis pas constamment avec le strict minimum. Un genre de consolation. Pour te dire que tu es capable de t’offrir ça. « Ça ». C’est fou, hein?


Les cours donnés à Teresa et aux quelques autres m’ont donc permis, cet automne-là, de m’acheter les bottes que je m’apprête à mettre aux poubelles. Même si je peux aujourd’hui m’en offrir d’autres, elles n’auront jamais la même signification. Car celles-ci cristallisaient à la fois mon confort, presque 15 ans de marche et le bonheur que j’avais eu à en faire l’acquisition dans un moment particulièrement difficile de ma vie.


Bon, je vous raconte tout ça en espérant que vous n’avez pas défoncé le plafond de votre carte de crédit pour vos cadeaux de Noël. Les cœurs qui aiment n’ont absolument pas besoin de tant de dépenses. Même si un petit quelque chose fait toujours plaisir.


C’était mon petit conte de Noël.

Passez-en un joyeux!



Isabelle Larrivée



Illustration: Vieux Souliers aux lacets (Vincent Van Gogh, automne 1886)

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