top of page
Rechercher
Photo du rédacteurLa noctambule

Tous ces noms salis

Dernière mise à jour : 20 août 2020

24 mars 2016


À la radio, on les entend en boucle depuis des mois : El Bakraoui, Laachraoui, Abdeslam, Abaaoud, Mohamed-Aggad, Hadfi, Amimour, Mostefaï… quand on les met bout à bout, on a l’impression d’une longue et douloureuse litanie culturelle, un récitatif de tolba [1] venus pleurer les morts d’une même famille. Quand on les met bout à bout, on pourrait bien tracer une route qui va de la colère de leurs ancêtres jusqu’à la vacuité de leur vie insensée.



Ces noms tirés d’une oraison macabre ont pourtant bien une résonance, au-delà des faits. Certes ils retentissent dans la tête de ceux qui voudraient bien voir tous ceux qui les portent « rentrer chez eux ». Comme s’ils n’y étaient pas déjà. Ce discours simpliste est à son tour repris en boucle par des politiciens, ceux qui ont des tribunes, qui tentent de nous convaincre par des lois injustes. Comme s'ils étaient porteurs de solutions.


Ces noms, disons-le, résonnent comme un funeste aria. Répétés jusqu’à satiété sur les ondes, repris dans la presse écrite, ils tapent sur une idée déjà bien plantée dans le cerveau des récalcitrants : l’autre a un nom. Un nom qui est différent de nos noms « à nous ». Un nom étranger. Imprononçable, caricatural à demeure. L’altérité passe d’abord par le nom.


S’il faut les nommer, s’il est indispensable que ces sombres individus soient identifiés, je ne peux éteindre une sorte de souffrance qui s’agite chaque fois au dedans de moi devant ce chapelet d’identités négatives, en pensant à tous les autres. Car pour moi, ces noms, leur origine sont plutôt synonymes de partage, de fraternité et d’amour, de maternité, d’amitié.


Je voudrais parler de mon ami Samy. Samy est issu d’une famille modeste de Derb Carlotti, à Casablanca. Je ne connais pas bien son enfance, sa jeunesse. Je l'ai rencontré alors qu'il était déjà un adulte. Il n’a pas étudié en raison des conditions familiales. Il n’avait de toute façon pas la tête à cela. Samy allait dans les rues de Casa, et fréquentait le quartier de Baladia, adjacent au sien. Il avait là des amis. Il leur apportait, au début, le petit morceau de shit qu’ils avaient demandé. Il a travaillé pour la maison d’assurance que son ami Khalid tenait. Puis, il s’est disputé avec Khalid et a juré qu’il ne travaillerait plus jamais. Pour personne.


Pendant longtemps, il n’avait pas où loger. Il venait à la maison. Il était un ami d’enfance de Saïd, mon compagnon. Il arrivait tard, dormait dans le salon, se levait tôt, faisait une toilette expéditive et partait pour la journée. La discrétion totale. Il fallait insister pour qu’il vienne souper. Quand j’ai été enceinte, il tardait un peu à sortir le matin et me demandait si j’avais besoin de quelque chose, pain, lait, pharmacie, etc. Quand j’ai eu ma fille, il a été un parrain attentif. Quand ma fille a commencé à marcher, il lui demandait : viens-tu faire un petit tour ? Elle répondait « titou » et courait chercher son tricot. Il l’amenait avec lui au café.


Dans l’appartement où nous avons ensuite déménagé, le salon n’était pas une pièce fermée, mais un espace ouvert sur la porte d’entrée, au centre de la maison. À ce moment, Samy a décidé de trouver un autre lieu. Un ami lui a prêté provisoirement une petite maison sur une butte qui dominait la mer, à Tamaris. À cette époque, peu de gens y vivaient. Il s’y est installé. Il s’est débrouillé. Il a fait la connaissance des cultivateurs du coin, leur rendait des services en échange de quelques légumes ou d’un morceau de viande. Abdelslam était de ceux-là. Un homme doux et souriant, qui descendait de ses terres quand il voyait notre voiture chez Samy, pour nous saluer, nous apporter une botte de menthe, s’asseoir avec nous et palabrer. Devant un petit cabanon, Omar, le voisin, avait aménagé une terrasse où l’on pouvait venir même en son absence. Samy avait la clé de la clôture. Tables, chaises, mosaïque faite de toutes sortes d’objets récupérés, judicieusement arrangés sur le sol de manière décorative. Une multitude de plantes dans des pots de terre rouge étaient disposées un peu partout. Avec les enfants, on y passait des moments de grâce, le battement des vagues en arrière-fond et les chansons d’Abdelwahab qui s’échappaient d’une mauvaise radio.


Je retourne à cette époque de ma vie et y entre comme je suis entrée dans ce pays : avec un mélange d’émerveillement, de craintes (jamais justifiées) devant l’inconnu, bénéficiaire de la chaleur, de la tendresse et de l’hospitalité qui prévalaient dans les liens avec les autres. Là comme ailleurs, il arrivait des conflits aussi, des malentendus. C’était comme n’importe où. C’était comme ici. Avec quelques différences dans la manière, sans plus.


Puis, sachant que la petite maison allait être reprise, Samy s’est encore une fois arrangé avec les cultivateurs. L’un d’entre eux lui a cédé 100 mètres carrés de terrain sur lesquels il a édifié une maison faite de matériaux de fortune, et équipée de meubles que nous avions trouvés à droite et à gauche. Il avait l’eau. Quelqu’un du voisinage lui a fait passer un câble électrique. Il cuisinait et faisait bouillir son eau sur un canoun. Il avait même mis la main sur une reproduction jaunie d’une toile d’Ahmed Cherkaoui, qu’il avait fait tenir au mur de son unique pièce avec des punaises rouillées par l’air salin. Samy était un prince. Il était investi d’une admirable dignité. Il ne se sentait redevable à personne, pour quoi que ce soit. Et de temps en temps, il allait en ville, acheter ou revendre quelques morceaux de shit.


Je ne me suis jamais sentie comme étant l’« autre » de Samy, ni lui de moi. Il est mon frère humain, bienveillant pour mes enfants, toujours heureux de nous accueillir dans sa modeste maison. Je ne me souviens plus l’avoir pensé dans sa différence culturelle, l’avoir placé dans un ailleurs. Il a fait partie de ma vie pendant toutes mes années marocaines, et quand je retourne au Maroc, il est toujours là. Nous avons ensemble des années de souvenirs à partager. Nous sommes de la même planète défaite. D’une alliance commune.


Je pourrais aussi raconter Mounir, Rabiaa, Milouda, Taïka, Abdessamad, je pourrais relater mes liens avec Sabir, Abdu et des centaines d’autres. Je pourrais évoquer les noms précieux des précieuses gens côtoyées pendant plus d’une décennie, qui m’ont en quelque sorte façonnée et dont j’ai appris beaucoup de ce qu’est la civilité et la courtoisie, adab, comme on dit, qui désigne curieusement à la fois la littérature et l’art de vivre ensemble. Lire ces noms quand ils apparaissent dans le journal, c’est l’atroce réalité telle qu’elle est, mais pour moi, c’est le monde à l’envers. Je sais bien que mon monde a plus de poids que cet envers détestable. C'est pourquoi je souhaite que mes histoires, pleines de ces amitiés, soient racontées. Pour contrer tous ces noms salis.


Isabelle Larrivée


* Illustration : Ahmed Cherkaoui, COMPOSITION ABSTRAITE, 1962 Technique mixte sur gaze contrecollée sur panneau.

[1] Récitants du Coran présents dans des cérémonies heureuses ou tristes.

55 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout

Comments


bottom of page