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Photo du rédacteurLa noctambule

Short safari

Dernière mise à jour : 20 août 2020

J’ai 20 ans. Nous prenons l’apéro sur la terrasse, chez Jimmy. Il fait beau, cet été-là, et on va de temps en temps à vélo au Marché Jean-Talon pour acheter des fleurs à disposer autour de nous, chez moi, chez lui. Il me fait découvrir Just a perfect day, de Lou Reed. Nous passons en effet des journées parfaites. Je l’aime beaucoup. C’est un gars drôle et tendre, un mélomane aguerri, un pianiste inconnu.


J’ai rencontré Jimmy dans un bar, en juin. Jimmy est un homme libre, provisoirement, et nous nouons une relation qui va connaitre des transformations et durer très longtemps, au-delà des événements de cet été 1979. À ce moment-là, je ne sais rien, et je suis très amoureuse.



Nous sommes donc à deviser doucement sur la terrasse lorsque Robert arrive. Robert est un voisin que Jimmy et son chum côtoient à l’occasion. Il est médecin. Généraliste, je crois… Il est bronzé style Floride, il porte un short safari beige avec des poches partout. Pas de t-shirt et sur la poitrine, du gros poil qu’il exhibe et dans lequel est coincé comme dans du fil barbelé un petit médaillon doré. C’est un été très chaud.


Jimmy, irrité de s’être fait coincer en flagrant délit de fréquentation extra conjugale, demande à Robert s’il a sonné. Nenon, la porte n’était pas barrée, alors il est entré sans aviser. L’apéro romantique se ternit un peu, nous sommes déçus par cette visite impromptue, mais nous tâchons d’être polis. Robert demande insidieusement si X, le chum de Jimmy, est revenu de voyage. Jimmy répond que non, qu'il revient dans un mois.


Robert s’assoit sans gêne. Un ange passe. Il se dit quelques insignifiances. Je sens tout à coup son regard se poser sur moi. Il ne perd pas de temps, le Robert. Des corps, il en a disséqué bien avant le mien. Jimmy voit ce qui se trame, et comme moi, il est figé. Que faire? Plus personne ne parle. Alors fendant le silence, Robert propose sans vergogne : on se fait une petite partie de plaisir à trois? Je suis médusée. Je regarde Jimmy qui me regarde. On panique. Je dis non, ça ne me tente pas.


La conversation se poursuit sans enthousiasme, mais je n’entends plus rien. Une sorte de bruit sourd couvre les paroles, je suis à l’intérieur de moi, dans un lieu protégé, un genre de sous-marin mental blindé. Je suis assourdie.


Robert s’autorise de plusieurs arguments tacites pour faire cette proposition : d’abord il laisse sous-entendre qu’une partie de jambe en l’air avec lui pourrait aussi appâter Jimmy. Ensuite, cela ressemble à une sorte de chantage dans lequel, si Jimmy le laisse faire, il ne dira rien à X. Enfin, il doit s’imaginer qu’en matière de sexe, il est à même de mieux combler mes attentes que ne l’est Jimmy. En d’autres termes, l’homosexualité de Jimmy lui sert de prétexte à foncer comme un 4/4 à l’assaut du gibier dans la savane kényane. Pendant que tout cela me tourne en tête à grande vitesse, Jimmy pressent comme moi l’échéance qui nous conduira à la chambre et qui semble de plus en plus inéluctable. Nous ne savons pas quoi faire pour détourner son attention.


Alors Robert se lève, prend ma main. Je regarde Jimmy… Robert m’amène vers la chambre. Jimmy nous suit.


Ce n’est pas brutal, ce n’est pas violent. Ça n’a pas été long. Pas plus long qu’un examen sommaire des ganglions ou une prise expéditive de signes vitaux. Mais c’est comme si un troupeau de buffles m’était passé sur le corps. Robert, qui n’avait pas retiré son short safari, remonte ensuite sa fermeture éclair et nous souhaite bonne fin de journée.


Jimmy fait couler un bain. Il y met de la mousse et de la lavande. Je me glisse dans l’eau chaude et parfumée. Jimmy reste à mes côtés, tétanisé. Et c’est lui, après un long silence, qui prononce le mot : « C’était comme un viol », c’est vrai. Ça devait être un viol. C’est peut-être ça aussi, un viol. Après tout, j’avais dit non. Ici, quelque chose d’aussi contradictoire qu’un « consentement contraint » a eu lieu. Oui, j’aurais pu me rebiffer, le pousser, mais en fait, c’est de cela que j’avais peur. J’avais peur d’en arriver à la violence. Je l’ai laissé faire pour m’éviter d’être contrainte par la force. Comme si, je ne sais pas, j’écris cela comme cela, mais c’est comme si je préférais y aller tout de suite par crainte d’être malmenée si je résistais. Je ne sais pas, et pourtant, je sais que c’est cela le nœud, la raison du silence. Comme si je ne pouvais rien « dénoncer » parce qu’après tout, je n’avais pas, comme la petite Maria Goretti, défendu ma peau jusqu’à la mort.


Moi, je lui avais dit non, et il a franchi une porte qui lui était fermée. Il l’a forcée en douce. Sans monter le ton. Sans taper dans un mur. Sans faire usage de menaces physiques. Ce genre de violence subreptice m’a fait dire pendant 40 ans : j’ai été violée, mais je ne le savais pas. Il est solide, ce mythe de la victime qui nous cannibalise le jugement jusqu’à se substituer à notre capacité de dire : oui, j’ai été violée, point barre.


Isabelle Larrivée

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