Le voyage flou II- Départ
- La noctambule

- 30 mai
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 8 juin

Dans la cour du lycée technique Khawarizmi, le bougainvillier d’un fuchsia éclatant enjambe le mur de la résidence du proviseur et va s’échouer en cascade dans la cour des étudiants. Mais cette image, de la fenêtre de notre quatrième étage, m’apparaît dans des contours incertains.
Aujourd’hui, on entend une mouche voler. C’est le grand examen du bac qui distinguera ceux et celles qui auront la chance d’accéder à la faculté de médecine, à une école d’ingénieur, à une autre formation scientifique, et qui feront la fierté de leur famille.
À l’heure du repas, trois filles sont venues se presser sur les marches de notre immeuble, cahier de notes à la main, et révisent pour l’épreuve de l’après-midi.
Nous attendons un taxi. À quatre, on ne peut simplement héler un des petits taxis rouges typiques de Casablanca. Le règlement interdit à ces véhicules de faire monter plus de trois personnes à la fois, pour des raisons de sécurité, mais nous nous en sommes toujours accommodés, quitte à prendre deux voitures. Mais, dans un souci d’efficacité, les enfants ont contacté un InDrive, l’Uber local. À la télévision, hier soir, on en faisait justement une critique acerbe, arguant l’appauvrissement des chauffeurs de taxis rouges qui se font effrontément voler des clients sous les yeux. Une voiture au loin arrive, je la vois s’approcher dans les vapeurs de l’essence laissée sur l’asphalte. Ce séjour se fera sous le signe brouillé de ma myopie.
***
Avant le départ de Montréal, j’avais posé sur mon lit les derniers effets à placer dans ma valise ou mon sac à main: ma trousse de toilette, mes lunettes dans leur étui, un livre. Je voyage avec un bagage de cabine dans lequel je fais entrer une sélection minutieuse de vêtements, un minimum de produits et les médicaments strictement nécessaires. Chaque gramme importe. Je boucle le tout.
Nous avions prévu que les enfants passent me prendre en taxi. Ultime coup d’œil dans la maison, je veille à ce que tout soit éteint, cuisinière, chauffage, portes verrouillées. Ils accusent un léger retard, mais nous avons toujours le temps de nous enregistrer dans le vol.
À l’aéroport, et pour respecter nos traditions de voyage, les enfants demandent au comptoir de St-Hubert deux repas pour enfants qu’ils appellent « l’animalerie ». Il s’agit de bouts de poulet qui ont la forme de lion, d’éléphant, de girafe, servis avec des frites dans une voiture de carton. Notre rite aéroportuaire. Mais les années sont passées et les enfants ne sont plus des enfants. La caissière nous dit qu’elle ne peut pas leur proposer ce menu. Pendant qu’ils négocient avec elle, j’essaie de prévoir un plan B. J’ausculte de ma main le contenu de ma sacoche à la recherche de mes lunettes pour mieux regarder la carte accrochée face à nous. Enfin, j’extirpe l’étui. Mais il est vide. Mes lunettes ont peut-être glissé. Je fouille encore dans mon sac. Rien. Panique. Que faire?
Ma myopie est apparue quand j’avais 27 ans, alors que j’étudiais la littérature, à force de lectures nocturnes et de mauvais éclairages. Un jour, à la bibliothèque, j’ai mis les lunettes de mon ami Daniel, j’ai vu beaucoup de détails que je ne distinguais plus depuis un moment. C’était une myopie légère, qui a assez peu évolué depuis. Mais je ne peux pas me passer de mes lunettes pour conduire, pour regarder la télévision ou pour aller au cinéma ou assister à un spectacle.
Cet oubli --- un acte manqué? --- ne sera pas dramatique puisque je ne compte ni faire usage d’une voiture ni aller au cinéma. Peut-être avais-je envie, après tout, d’arrondir les angles. Le visionnement d’un film en soirée, sur l’écran de la télé, risque d’être légèrement irritant. Mais me priver du contour vif des fleurs de bougainvillier, cela m’agace au plus haut point.




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