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  • Photo du rédacteurLa noctambule

Sainte-Famille*

Dernière mise à jour : 21 juil. 2020



Alvina et Marie-Ange, sa sœur puinée, dorment dans la chambre du fond, sur des petits lits jumeaux. Sur le mur se trouvant au pied de leurs lits, de longs miroirs reflètent le cadre de la fenêtre et la cour arrière. Toujours extrêmement soucieuses d’elles-mêmes malgré leur âge, elles s’y mirent dès le matin, au réveil.


Comment vivent-elles dans ce minuscule bungalow, seules, désargentées et sans famille connue, ne possédant que cette maison vraisemblablement héritée dans les années 70 d’un père qui, lui, les avait bien connues? Les plus vieux de la paroisse auraient peut-être pu évoquer la mystérieuse disparition de ce père, mais ceux dont la mémoire n’avait pas encore flanché n’en savaient trop rien.


Pourtant, le phénomène intéressait et faisait jaser.


Craintives, sortant peu et ne faisant confiance à personne, les sœurs de la paroisse Sainte-Famille suscitaient en effet, sans le savoir, une quantité de rumeurs. Elles auraient été les propriétaires d’un gite dérobé par un spéculateur sans scrupule. Elles auraient fui une famille dysfonctionnelle de Saint-Ferréol-les-Neiges pour venir se réfugier sur l’ile. On les aurait trouvées toutes petites aux portes du monastère des Ursulines qui les auraient prises sous leurs ailes, soignées, éduquées et lâchées dans le monde au milieu des années 60. Elles seraient issues d’une famille aimante, mais décimée lors d'un accident d’autobus, sur la 20… Tout cela est vraisemblable, mais on n’a la preuve d’aucun de ces scénarios. Et d’ailleurs, cela n’a pas beaucoup d’importance. Chacun se contente de les saluer poliment les rares fois où on les croise.


Tous les jours, Simon roule soigneusement des circulaires et les dépose dans la boite aux lettres du 2013, route du Tour de l’ile. Le petit bungalow gris des sœurs Duquette est toujours fermé, les rideaux tirés. Il ne vient jamais personne sur le terrain, sauf leur homme à tout faire, Gérard, qui tond le gazon ou exécute des petits travaux, au besoin. Il connait la maison, mais il n’échange que très peu avec les propriétaires dont il reçoit des consignes laconiques.


Les deux dames sortent parfois, se tenant l’une près de l’autre et trainant les savates. Myriapodes à pattes synchronisées, elles ne se préoccupent que de la recherche de leur nourriture physique ou spirituelle et espèrent, autant que possible, ne rencontrer personne.


À l’épicerie, elles longent le rayon des céréales ou le comptoir de jambon, animées par la même terreur sourde d’être interpelées par des étrangers, effrayées à l’idée d’avoir à leur parler. Car il faudrait alors qu’elles aient quelque chose à dire à ces gens dont elles prennent un soin maniaque à se soustraire.


Les dimanches, main dans la main, elles gravissent les escaliers du parvis de l’église, étourdies par l’angle abrupt des marches et par leur ferveur exaltée. Toujours en retard pour mieux choisir un banc de chêne de la dernière rangée. Elles veulent se tenir à l’abri des fidèles inconnus qui remplissent le lieu de culte et avec qui elles ont en partage le visage de l’être divin et immortel auquel elles se vouent.


Derrière leur bungalow se trouve une terrasse ceinte par une végétation de fougères indomptées et de craquias. Dans ce petit éden insulaire, un jour où elle ramasse des fraises sauvages, Marie-Ange a un malaise. Panique. Énervement. Annuaire téléphonique. Médecin. Et finalement, ambulance. Deux femmes d’une même chair, d’un même cocon, ne peuvent avoir des destins divergents. C’est ce qu’elles se disent toutes deux en secret.


Les nouvelles sont mauvaises pour Marie-Ange. Les mois passent et son état ne s’améliore pas. À l’hôpital, elle a été soumise à un ensemble de tests sophistiqués, mais ni l’une ni l’autre ne comprend ce que leur explique le médecin.


Alvina met à Marie-Ange, le matin, sa robe de coton pâle et ses lunettes, pareilles aux siennes. Elle prépare les repas. Elle la fait marcher. À midi, Alvina met son petit tablier fleuri pour cuisiner, et attache aussi le sien à Marie-Ange, pour faire comme si tout était normal. Le soir, elle lui enfile son pyjama, la met au lit.


Tout au long de la journée, elle dispense les médicaments. Sur un grand carton, elle a tracé un calendrier pour se rappeler dans quel ordre et à quel moment chacun doit être administré. Les pots de pilules y sont posés comme les pions sur un jeu de serpents et échelles. Quelques fois au cours de la semaine, elle lui fait sa toilette.


Un soir, alors que le sommeil a déjà pris Marie-Ange, la pompe du puits de surface logé dans la cave se fait entendre avec insistance. Gérard les avait pourtant prévenues, mais elles ont négligé de la faire réparer. À cette heure, leur homme à tout faire ne se déplacera pas.


Alvina ouvre la petite trappe qui camoufle l’escalier et descend pour constater l’état de la situation. Le puits est bien rempli, tout semble fonctionner, sauf le ronflement bruyant du moteur. Elle remonte, l’affaire peut attendre jusqu’à demain.


Comme elle n’a pas sommeil, elle sort des cartes, s’assoit à la cuisine et fait un jeu de patience. Et un deuxième. Et un troisième… Mais le sommeil ne vient pas.


Elle se lève, se rend dans la chambre et reste un moment à observer sa sœur qui s’est endormie avec ses vêtements et ses lunettes.


 

Les circulaires s’accumulaient dans la boite aux lettres. Simon a bien mis une semaine à voir qu’il y avait un problème. Au retour de sa ronde, il en parle à sa mère qui appelle Ginette qui va cogner chez Yvette qui contacte Laurette qui passe chez sa voisine et amie Josette, la femme de Gérard. Gérard dit à Josette qu’il va passer demain. Demain? Il faut y aller tout de suite, on ne sait pas ce qui se passe, elles sont peut-être malades, blessées, qui sait?


Gérard soupire, remet ses bottes à cap d’acier, glisse son portefeuille dans la poche arrière de son pantalon, prend ses clefs et s’installe au volant de sa vieille Hyundai. Tu viens-tu avec moi? Josette ne fait ni une ni deux, attrape sa sacoche et vient s’assoir à côté de lui. Simon les accompagne.


Comme d’habitude, la maison est hermétiquement fermée. Simon, devant la boite aux lettres, semble chercher quelque explication. Gérard cogne à la porte pendant que Josette fait le tour des fenêtres tentant d’y voir quelque chose. Rien. Pas de réponse, pas de mouvement, pas âme qui vive. Il faut appeler la police. Laurette m’a dit que Bernard était de service ce soir.


Le couple reste sur place et attend l’arrivée de Bernard. La disparition des vieilles commence à s’ébruiter. Quelques voisins et voisines s’agglutinent, se posent mutuellement des questions, restent interdits. On ne les connait pas, mais ça nous inquiète quand même.


Enfin, le char de police arrive. Tout le monde connait très bien la situation des deux soeurs, mais Bernard, pour la forme, pose quelques questions à Gérard, à Simon et à Josette. Les vieilles avaient-elles de la famille? De l’argent? Avez-vous vu quelqu’un rôder? Ils demandent ensuite à tout le monde de dégager le terrain, considéré comme un lieu d’investigation. Merci de rentrer chez vous. Je t’en donnerai des nouvelles, Gérard. La police appelle les pompiers, les pompiers appellent l’ambulance, on ne sait jamais.


Quand tout le monde est là, Bernard défonce la porte d’un coup de pied sec et s’engouffre à l’intérieur, suivi des autres. Rien de particulier. Une maison tranquille et bien rangée. On fouille pièce par pièce, dessus, dedans, dessous… On fait une battue dans le jardin sauvage. Y a-t-il un sous-sol? Une trappe dans la cuisine, dévoilant un escalier. Bernard y va. Il fait le tour, note le bruit de la pompe, mais à part ça, rien à signaler. Il remonte.


Mais au moment où il va atteindre la dernière marche, il s’arrête, pétrifié, et redescend en catastrophe. Posées de façon symétrique sur le contour du puits de surface, deux paires de lunettes identiques. Dans le puits, deux tabliers fleuris flottent.

Isabelle Larrivée




*Très librement inspiré d’une histoire véridique

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