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Photo du rédacteurLa noctambule

Poids-mousse



Je pratique l’aquaforme depuis une quinzaine d’années. Au début, j’allais à la piscine de mon quartier, mais les horaires ne me convenant pas, je me suis inscrite au Y de l’avenue du Parc.


L’aquaforme est un sport qui doit avoir bien mauvaise réputation puisqu’il n'est essentiellement pratiqué que par des femmes, Dieu sait pourquoi. Des femmes de tous les âges, de toutes les formes. Un peu comme dans le flamenco, l’aquaforme ne discrimine ni n’avantage le poids, la jeunesse ou toute autre caractéristique physique. C’est un sport inclusif. Peut le pratiquer qui veut.


La difficulté et l’intérêt principal de ce sport, c’est d’une part qu’il demande de travailler contre la résistance de l’eau, ce qui nécessite de mobiliser une certaine force. Mais aussi, si l’on ne veut pas être déstabilisé par la moindre vaguelette, les abdominaux doivent faire un travail de tous les instants en étant toujours engagés pour maintenir l’équilibre.


Les différents bonds à exécuter sont connus : jumping jack, jogging, ski de fond, et d’autres mouvements plus spécialement conçus pour le travail dans l’eau, en apesanteur. Plus on entend de plash, de splish et de gloup, plus on se sent investi dans un travail énergique et bénéfique.


Hier soir, la séquence de travail s’amorce avec l’habituelle routine de réchauffement. Nous sommes peu nombreuses, car il pleut à verse et les gens n’aiment pas sortir sous la pluie pour aller à la piscine. Ça fait pléonasme.


Puis, on entame la musculation. Leila, notre prof, distribue les poids-mousse. Les poids-mousse, ces haltères aquatiques faits d’éthylène-acétate de vinyle, sont redoutables. Leur manipulation exige un grand tonus abdominal et une force non négligeable des bras et des épaules pour arriver à les immerger tout en gardant le corps en place. Très exigeant comme exercice.


Mais à peine commence-t-on les mouvements, qu’aux plash, aux splish et aux gloup coutumiers s’ajoutent aujourd’hui des HHHA!, des PFIOU!, des WA!, des AIE! et des AGH!, expression d’un effort surhumain, terrible et supérieur. Nous nous regardons quelques secondes, mais nous n’avons aucun doute : il y a un homme dans la piscine.


Feu mon ex-beau-frère (qu’il repose en paix et ne pensez surtout pas que je vais en dire du mal, je ne dis jamais de mal des morts, sauf de madame Thatcher) avait l’habitude de passer nous rendre visite pour une semaine ou deux pendant ses vacances. Alors que les enfants, mon mari et moi prenions le petit déjeuner à la cuisine, mon beau-frère prenait sa douche matinale dans la salle de bain adjacente. Je n’ai jamais trop bien compris pourquoi il nous gratifiait invariablement de AHHHH ! de OHHHH ! de OUF !!! et d’interjections diverses et variées venant avec l’effort physique modéré qu’il devait fournir pour s’enduire de savon, pour se frictionner le cuir chevelu ou pour s’éponger avec sa serviette. Que cherchait-il donc à nous dire ? Qu’une douche exigeait de lui davantage qu’au commun des mortels ? Que ses croassements exprimaient un certain soulagement ?


Je n’ai jamais eu l’occasion de lui poser la question qui aurait pu, au demeurant, être interprétée, au mieux comme une moquerie, au pire comme une offense. Maintenant qu’il a fermé les yeux et qu’il ne se douche plus, je le laisse au silence du tombeau.


Vers 13 heures aujourd’hui, en revenant de la librairie sous un soleil de feu, j’entends sur Chateaubriand (ça ne s’invente pas) : OUF ! AH ! EUF ! AIE ! « Un homme, me dis-je ». Je regarde en direction du son : le spécimen transporte plusieurs sacs verts du Dollarama qui semblent lourds. N’écoutant que ma compassion, je lui demande : « Ça va ? ». « C’est juste que mes colocs m’ont laissé seul à transpo… » Bon je vois. Je lui souhaite bon courage, mais je ne crois pas vraiment à son histoire. Un peu trop disert à mon goût. D’ailleurs, il exécute ensuite le même cirque avec une fille qui passait par là aussi. Dans ce cas-ci, on comprend bien que l’interjection a une intention cachée, mais je ne saurais dire laquelle.


Donc, on le voit, l’abus d’interjections par la gent masculine peut avoir des significations bien différentes.


Toujours est-il qu’en aquaforme, repérant l’origine des interjections et malgré notre forte envie de ricaner, nous sommes restées polies. Après tout, cet homme faisait la démonstration de ses nobles efforts. Et au fond, peut-être que nous ne le faisions pas, nous, parce qu’on nous a conditionnées, dès la plus tendre enfance, à nous taire et à souffrir en silence. Tout comme on les a sans aucun doute encouragés à toujours faire la preuve flagrante des efforts fournis, mais somme toute pas plus importants que les nôtres.


À la maison, quand j’étais petite et que l’une des filles s’exprimait de manière excessive, on nous disait en effet : « Arrête donc de t’escorer ! », au sens de se donner des airs. C’est bien ce que j’aurais eu envie de dire hier à ce camarade d’aquaforme : « Arrête donc de t’escorer, Roger ! »



Isabelle Larrivée

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