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Photo du rédacteurLa noctambule

Paniquer

Dernière mise à jour : 20 août 2020

24 février 2019



Il m’arrive d’aller faire un petit coucou à ma fille sur son lieu de travail. Elle est vendeuse dans une boutique de designer, dans un grand centre commercial pas loin de chez moi.


Parfois, je lui apporte une soupe ou un sandwich. Parfois, j’y vais tard en journée, pour la ramener chez elle à la fin de son quart. Parfois, comme hier, je vais au bureau de poste qui se trouve à la tabagie du rez-de-chaussée et j’en profite pour aller la voir. Dans mon quartier, il n’y a pas de bureau de poste. Parfois, enfin, j’y vais seulement pour jaser et lui tenir compagnie, quand elle s’ennuie, ou quand elle me manque.


Hier, la boutique était pleine. Les clientes n’en finissaient plus de rentrer et de sortir et certaines restaient, faisaient des essayages, demandaient des conseils. La clientèle de designers, c’est une faune bien particulière. C’est exigeant. Ça hésite. Acheter est un investissement sans retour. Ce n’est pas comme les boutiques de prêt-à-porter pour dame où l’on trouve une robe à 150 ou 200 $. Là, une robe peut couter 1200 $ et à vrai dire, je n’ai pas fouillé la question tant ces vêtements sont loin de mes gouts et de mes moyens.

La boutique, donc, était pleine et nous étions incapables d’échanger le moindre mot. J’avais beau faire semblant que la collection printemps été m’intéressait, je commençais à trouver le temps long. Elle est venue vers moi, et m’a glissé dans l’oreille : « Maman, va magasiner une demi-heure… on se verra plus tard. »


Aller magasiner. Je n’ai besoin de rien. Rien en tout cas qui puisse se trouver dans un centre commercial. Ponctuellement, je peux avoir des désirs, mais pas comme tel de besoins véritables.

J’ai donc pris le chemin de La Baie. Je ne sais pas pourquoi j’ai commencé par un lieu où j’allais forcément me perdre en regardant des choses qui ne me concernent pas, à arpenter des couloirs entre des barres de vêtements à 30 % de réduction, à chercher dix minutes mon chemin pour en sortir. Un lieu où l’on vous propose un service personnalisé dans l’environnement le plus impersonnel qui soit. Bon, je me suis tant bien que mal acheminée vers la sortie. J’étais étourdie. C’est là un sport que je pratique très peu.


Dans les boutiques de prêt-à-porter, je joue le jeu. Je fais comme si je cherchais quelque chose. J’essaie de me convaincre que j’ai peut-être l’air d’une consommatrice à la recherche d’un vêtement. Mais quel vêtement? Je ne vois franchement rien d’attirant. Je ne trouve que l’éther d’un pantalon, que l’esprit d’une chemise. Tout semble fait à l’étroit, il n’y a pas de finition digne de ce nom. L’usinage coupe tout au plus court, pour le plus grand inconfort de la cliente aveuglée par la vivacité des couleurs ou la brillance du tissu. Les vêtements sont devenus des signes ténus qui nous habillent minimalement.


Dans un magasin, une tige de métal reliée à un socle de plastique a été plantée dans le mollet d’un mannequin pour le faire tenir debout. J’ai mal pour cette pauvre chose de plâtre déguisée en femme et dont le rôle ingrat et immobile consiste à stimuler la vente, le marché. À une époque où l’on traite les humains comme des choses, je me surprends à ressentir de l’empathie pour un mannequin de vitrine.


À la sortie d’une énième boutique, c’est comme si tout à coup je faisais une synthèse de mes dix dernières minutes. Ces choses, ces quantités de choses de toutes couleurs, de toutes formes et de toutes textures se mettent à flotter autour de moi, à déplacer l’air, à se fondre en une seule matière, à s’amonceler et cela devient une montagne énorme d’objets et de tissus qui finiront tôt ou tard en tant que détritus inorganiques dans la nature, dans la terre, dans des déversements semi-gluants, en couches épaisses et en substances polluantes. Je vois ici l’avenir scandaleux de mes enfants, un monde où on aura enfoui nos besoins toujours renouvelables, jamais satisfaits.


Je reviens à la boutique. La dernière cliente s’en va. Je demande à ma fille si elle veut un café. Elle ne sait rien de ce qui vient de tourner dans ma tête. Mais sait-elle ce qu’il y a devant? Je la regarde, j’ai son café dans une main, le mien dans l’autre. Nous allons nous assoir au fond de la boutique, où elle pourra enfin prendre son repas. Nos moments ensemble sont si précieux. Je ne veux lui parler de rien. Elle doit bien savoir tout ça. Mais n’empêche, pendant que je la regarde manger, j’entends la petite voix de Greta Thunberg qui siffle : « Je veux que vous paniquiez ».


Il faut que nous paniquions.



Isabelle Larrivée

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1 comentário


Daniel Guénette
23 de jan. de 2020

"Je ne trouve que l’éther d’un pantalon, que l’esprit d’une chemise." Curieux et intéressant. Et le paragraphe suivant est tout particulièrement saisissant : "Dans un magasin, une tige de métal reliée à un socle de plastique a été plantée dans le mollet d’un mannequin pour le faire tenir debout. J’ai mal pour cette pauvre chose de plâtre déguisée en femme et dont le rôle ingrat et immobile consiste à stimuler la vente, le marché. À une époque où l’on traite les humains comme des choses, je me surprends à ressentir de l’empathie pour un mannequin de vitrine." Mais je reviens à l'éther du pantalon. Il m'étonne et me séduit. Je ne sais trop pourquoi, sans doute parce qu'il est minimal…

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