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Photo du rédacteurLa noctambule

Nuage sur la ville

Dernière mise à jour : 20 août 2020

22 septembre 2019




J’étais en route à vélo vers la grande bibliothèque un de ces matins de septembre où l’été livre encore du doux. Le vent sur le visage et les bras enivrait en cette matinée pas encore tout à fait éveillée.


J’ai l’habitude d’emprunter la piste cyclable sur Henri-Julien à partir de Villeray. Après la piste, je continue sur cette rue cabossée et fracassée où j’ai peur chaque fois de perdre les roues.

Autour du marché Jean-Talon, des gens vont doucement, et d’autres encore, clairsemés dans les rues avoisinantes que j’emprunte, font de bonne heure quelques pas vers les épiceries fines et les étalages de légumes. C’est dimanche.


Je passe les rues transversales et normalement je prends Beaubien vers l’est où j’attache mon destrier. Je fais le reste en métro.


Mais en arrivant à St-Zotique, je vois un petit attroupement de gens sur le trottoir et dans la rue, tous immobiles à fixer un point dans le ciel. Je freine et les rejoins à pied.


Au bout de la rue, un énorme nuage noir bourdonne, s’étire, se contracte, monte, descend. Aux informations, on dira plus tard que ce gros mouton noir semble être composé de gaz indéterminés, de poussières en très grand nombre et de particules inconnues. C’est énorme, ça bourgeonne de tous les côtés, mais ça reste en une seule masse.


Les gens sont stupéfaits. Quelques personnes risquent des interprétations qui tombent à plat : attaque nucléaire? Condensé de pollution? Déchets pathogènes émanant de l’explosion d’un quelconque fabricant de peinture ou d’autres produits toxiques? Le fait est que nous sommes bien incapables de diagnostiquer cet ovni.


Une femme avec son bébé dit à son chum : vient-en, on rentre à la maison. Sur les visages, il n’y a pas que de la stupéfaction : la peur nous habite, la dévastation pour certains.


Assez rapidement, les gens feront comme la femme à bébé, quitteront la rue et se disperseront chacun chez eux en pressant le pas. Nous avons pressenti le pire. Cela fait assez longtemps qu’une étude après l’autre tombe aux informations. Il fallait s’y attendre. Nous ne savions simplement pas quelle forme cela allait prendre.


Je fais demi-tour, je rentre chez moi, comme les autres, et je me précipite sur mon ordi pour en savoir davantage.


Le nuage serait né en Allemagne. On ne sait pas de quelle source il émane. Il a circulé d’abord au raz du sol où il a fait plusieurs victimes parmi les cultivateurs. Puis il s’est peu à peu élevé, a traversé le pays, a parcouru le ciel de la Hollande avant de s’engouffrer dans la Manche pendant plusieurs heures.


Les climatologues ont cru qu’il allait se disperser à ce moment et disparaitre au gré des vents souvent assez forts, mais non. Il a échoué en Angleterre, a traversé l’Irlande.


En dépit du bon sens, ce mastodonte céleste a poursuivi sa course, il s’est empiffré de tout ce qu’il pouvait trouver sur son passage et qui convenait à sa voracité et surtout à sa nocivité, il s’est élargi. Cette traversée de l’Atlantique semble avoir été nutritive parce que dès qu’il touche St-Jean, les scientifiques dépêchés à Terre-Neuve, prévenus par leurs collègues européens, observent, calculent, mesurent. Il aurait vraisemblablement doublé. Ils lui donnent le nom sans équivoque de Méphistos.


À partir de là, les informations qui nous parviennent sont terrifiantes. Méphistos a pris un tel poids qu’il n’a d’autre choix que de frôler le sol. Il mesure 150 Km2 et pèse 800 000 kilos. Des milliers de morts par suffocation à Terre-Neuve. Rien n’arrête sa course. Il croise Anticosti : hommes, femmes, enfants et cervidés sont aperçus au sol par les drones d’Environnement et Changement climatique Canada.


J’éteins l’ordi. C’est trop inquiétant. J’ai le souffle court, les muscles crispés. Je partais à la bibliothèque préparer un compte rendu d’un chapitre de Foucault, Les mots et les choses. Je pense que je n’y arriverai pas. De mots, je n’en ai plus. De choses, je n’en veux plus. L’heure n’est pas aux études, mais à la survie. Et les enfants?


Ils débarquent à la maison. Sarah étouffe. Camile la tient par-dessous les bras. Ils étaient dans le Mile-End. Méphistos a touché terre. Ils ont à peine eu le temps d’enfourcher leurs vélos et de fuir. Que faire maintenant?


Je m’empare de plusieurs roulettes de ruban adhésif large. Tout ce que je peux trouver. Du vert. Du gris. Du translucide. Je dis aux enfants de remplir des bouteilles d’eau et de les descendre au sous-sol. Puis, on embarque des boites de conserve, de haricots, de lentilles. Les fruits qu’il reste dans le bol. Du pain. Quelques ustensiles de cuisine. L’ordi. Des vêtements de rechange. Vite. Parc-Extension est à un jet de pierre du Mile-End.


Quelqu’un sonne à la porte. C’est Tim. Le chum de Sarah. Rentre. S’inquiète pour elle. Tim a apporté quelques provisions. Tim n’a pas de famille à Montréal. Il a fui l’Alberta il y a quelques années. Les dessinateurs n’ont pas bonne presse dans la contrée du pétrole.


Nous descendons tous au sous-sol. Je répartis les roulettes de ruban adhésif et chacun va calfeutrer une fenêtre ou une porte.


L’internet rentre au compte-gouttes.


Combien de temps faudra-t-il rester cloitrés? Combien de temps tiendrons-nous? Jusqu’à quand respirerons-nous?


Nous utiliserons les matelas qui sont entreposés là, sous l’escalier. Il y a quelques couvertures dans les rangements.


Nous sommes ensemble.


Tout à l’heure, nous dormirons.




Isabelle Larrivée

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