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Photo du rédacteurLa noctambule

Mémoire casablancaise

Dernière mise à jour : 20 août 2020

La ville grise s’étend sous un soleil caché. La masse de poussières en suspension forme au-dessus de nos têtes un nuage opaque et puant. Les immeubles autrefois blancs et lumineux sont devenus ternes. Chacun est morose. La ville est triste. Dans les rues, c’est le règne absolu des voitures. Les piétons n’ont qu’à bien se tenir. Dans les marchés, sur les objets à vendre, un dépôt noir indique la qualité de l’air aujourd’hui. Il faut entrer dans les maisons, se faufiler sous les toits, pénétrer des lieux cachés pour trouver les sourires de l’amitié. La joie se cache, elle n’a plus droit de cité.



Peut-être est-ce la distance que j’ai prise sur tout cela depuis quelques années qui me rend la déchéance si perceptible et si inéluctable. Pendant que poussait le Twin Center casablancais et qu’émergeaient du sable de la côte le Morocco Mall et l’Anfa Place, alors qu’on détruisait de vieilles villas dont certaines étaient des monuments d’architecture historiques, pour construire des habitations monstrueuses et standardisées où des centaines de logements se vendront à prix fort ou demeureront vides alors que sévit une crise du logement, la vie des gens se détériorait, la pauvreté augmentait et devenait de plus en plus évidente.


À 25 kilomètres de Casablanca, sur la côte, Tamaris n’existe plus. Pendant des années, elle était notre repaire. Un ami y avait un cabanon, loin de tout et surplombant la mer. Rien devant nous autre que les vagues, rien autour que les fermes où l’on allait chercher des œufs, et plus loin encore, là-bas, une vague épicerie pour parer au plus urgent : menthe, fruits et légumes, directement débarqués de chez les agriculteurs du voisinage, et diverses denrées du quotidien, comme du savon ou des pâtes. L’essentiel s’y trouvait. On s’y réunissait à plusieurs. Il y avait une cuisinière au gaz qu’on remettait en état de fonctionner chaque fois, un fauteuil bancal et une table de rotin, de vieux matelas et rien d’autre. Il y avait là tout ce dont on avait besoin, et surtout l’amitié, le plaisir d’être ensemble et à l’occasion, quelqu'un apportait une guitare.


En quelques années seulement, ce lieu sympathique et à l’écart de la ville est devenu une banlieue pour touristes. Les hôtels, les plages aménagées et surpeuplées, les commerces ont poussé à vitesse grand V. Le petit cabanon a été vendu et ce n’est pas plus mal, car devant, un immense complexe hôtelier s’élève désormais, bouchant la vue des vagues. Tout autour, pareil. Des hôtels en hauteur, pour y loger le plus de vacanciers possible, font de l’ombre aux rares agriculteurs qui n’ont pas encore vendu leurs fermes en échange d’un pécule leur permettant de partir en ville et d’aller grossir les rangs des petits travailleurs clandestins. Les lieux et les humains ne s’appartiennent plus. La campagne n’a plus de valeur. Le labeur quotidien et le sens de la vie se troquent contre une somme d’argent sans doute modique pour des spéculateurs, ces "hommes de loisirs" aux projets lucratifs, comme les appelait George Sand en 1846:


" Ces richesses qui couvrent le sol, ces moissons, ces fruits, ces bestiaux orgueilleux qui s'engraissent dans les longues herbes, sont la propriété de quelques-uns et les instruments de la fatigue et de l'esclavage du plus grand nombre. L'homme de loisir n'aime en général pour eux-mêmes ni les champs, ni les prairies, ni le spectacle de la nature, ni les animaux superbes qui doivent se convertir en pièces d'or pour son usage. L'homme de loisir vient chercher un peu d'air et de santé dans le séjour de la campagne,puis il retourne dépenser dans les grandes villes le fruit du travail de ses vassaux." (La mare au diable)


Celle qui se penchait sur la vie rurale avec autant de tendresse et de lucidité ne mesurait sans doute pas la persistance d'une telle exploitation.


À Casablanca, près du cinéma Atlas, dans le quartier Dorb Soltane, dans une rue dont personne ne connaît le nom, une rangée de brakat, des baraques de bois, longe l’asphalte. Cette vingtaine de brakat, de guingois, vétustes, abritait des barbiers coiffeurs. On y venait des quartiers populaires, n’importe quel jour de la semaine ou du week-end, pour se faire raser et se faire couper les cheveux. Les clients avaient leur barbier coiffeur préféré, c’était une occasion d’échanges, de palabres, d’amitié et de détente. Une alternative à l’environnement grouillant des rues étroites envahies par les enfants en quantités innombrables, comme des nuées d’oiseaux piaillant, et s’échangeant avec les pieds des ballons faits de vieilles chaussettes remplies de papier journal et attachées avec une ficelle.


Le barbier coiffeur des brakat avait cependant un autre talent qui faisait de lui un artisan convoité par les ouvriers de tout poil : il pratiquait sur demande, dans la nuque de ses clients, à gauche et à droite, avec une lame de rasoir et de manière extrêmement précise, deux incisions étroites. Il y appliquait ensuite la partie la plus large d’une corne de cuivre et aspirait une petite quantité de sang. Cette saignée revigorait les clients, les délestait de leur fatigue et ils en étaient très reconnaissants à celui qu’on l’appelait hajjam, c’est-à-dire le « saigneur ». Les hajjama n’étaient pas cantonnés qu’à Dorb Soltane. Ils oeuvraient aussi à Bab Marrakech, le long des larges avenues, sur les places publiques, dans les souks hebdomadaires. Ils n’étaient pas tous installés dans des baraques : certains plantaient une tente provisoire, d’autres se déplaçaient à bicyclette et posaient sur le porte-bagage une valise contenant leurs instruments, de même qu’un petit parasol qui protégeait leurs activités d’un soleil trop vertical.


Mais ces tristes saigneurs n’ont plus la vie qu’ils avaient. La clientèle a diminué, séduite par l’avènement du « salon de coiffure », dans sa forme plus moderne, par l’invention du séchoir, du fauteuil pivotant, la mode des cheveux longs pour les hommes, à partir des années 60 et 70 et du coup, parce qu’il n’est plus dans le ton d’aller se faire saigner de cette manière, il ne subsiste aujourd’hui que quelques lieux, trois ou quatre, qui offrent ce service, dont un à Baladia. Bientôt, il faudra raser les baraques. Un autre vieux métier artisanal disparaîtra, et avec lui, plusieurs lieux de rencontres qui font que les humains se sentent du même sang et ont des occasions d’être ensemble.


Si je me penche avec une telle nostalgie sur des morceaux de vie disparue ou disparaissant, si j’ai tant de colère, non pas à voir changer les choses et s’évaporer une époque et des pratiques inusitées, mais bien à constater à quel point la conception du progrès social continue de confondre la course au profit avec l’amélioration de la vie, c’est que je ne cesse d’observer les ravages de cette économie malade d’où l’humain est constamment exclu et repoussé dans les retranchements les plus dévastés des villes, reculé dans des endroits inhabitables.


Il en est ainsi, et de façon sauvage, dans le quartier Baladia. Baladia, autrefois habité et vivant, est déjà dénaturé par l’appât du gain. Je ne pensais pas que les choses iraient aussi rapidement ni que la cupidité et la corruption viendraient à bout si vite des quelques traces de vie subsistant dans ses ruelles.


J’y étais avant hier et m’étonnais de la quantité de taudis en réfection, car il faut bien le dire, les habitants du quartier vivaient pour la plupart dans des constructions anciennes et précaires. En fait, tout le quartier a été acquis par un individu dont on ne sait où il a pris l’argent qu’il tente de blanchir en s’improvisant promoteur. « Promoteur » ! Il a, en effet, offert des sommes substantielles à des familles indigentes pour la plupart, afin qu’elles partent s’installer en périphérie et lui abandonnent des maisons de deux ou trois étages habitées depuis des décennies par plusieurs générations. Son objectif est de transformer tous les rez-de-chaussée en commerces. Des commerces de marchandises pas chères, made in China, accessibles aux plus petits portefeuilles et à côté desquels un Dollarama a l’air d’une grande surface de luxe. Quant aux étages, ils seront convertis en entrepôts emmagasinant les stocks de ces produits de plastique ou de tissus extrêmement inflammables. Et les constructions ne se conformant à aucune norme de sécurité, la moindre étincelle perdue risquera d’enflammer en un rien de temps l’ensemble de ces petites constructions mitoyennes. Ce qu’il restait de vie de quartier, les habitants, les rares commerces ayant échappé à l’invasion des chaouaia, le royaume de la grillade, a été engouffré dans cette course à la consommation et deviendra bientôt un grand centre commercial à ciel ouvert, à haut risque d’embrasement.


Deux pôles de résistance méritent d’être évoqués, toutefois. D’abord, l’une des rues qui bordent le quartier, où l’on trouvait des horlogers, des marchands d’épices, un tailleur, a été rachetée il y a trois ou quatre ans par des marchands qui offrent des produits et accessoires orientaux : tapis de prière, encens, enregistrements de prêcheurs… Signe des temps, faut-il croire. Ils ne risquent pas d’être délogés de sitôt. L’autre, c’est l’épicier Taifor, réfractaire ultime sur cette planète de singes, qui refuse d’abandonner son gagne-pain pour quelque somme que ce soit ou pour la promesse d’une vie meilleure. Taifor est intemporel et permanent, et je le remercie, encore une fois, d’être et de demeurer ce qu’il est : un vrai résistant, entêté et résolu à ne se faire avaler par aucune des formes de ce progrès dénué d’humanité.


Enfin, puisqu’il est question de nostalgie et de mémoire, cette mémoire qui est le fait des humains et qui disparaît avec eux, j’ajoute que ce texte a été nourri par les récits de Casablancais qui vivaient dans cette grande ville à l’époque déjà lointaine du protectorat, encyclopédies populaires et vivantes d’un passé où les pratiques de vie pouvaient être stupéfiantes, mais toujours liées à des nécessités ou à une conception du monde en voie d’extinction. C’est pourquoi je tenais à évoquer et à remercier ces sources pour leur disponibilité et leur générosité. Je dois beaucoup à leur bonne volonté et au plaisir manifeste qu’elles prennent, en racontant le passé, à contribuer à sa pérennité.


Isabelle Larrivée

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