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Photo du rédacteurLa noctambule

Mon livre de visages

Dernière mise à jour : 24 mai 2020

18 décembre 2015




C’était au lendemain du jour où j’ai fermé les yeux de maman. J’avais sombré dans une tristesse innommable. Johanna m’a dit : « Awèye, ouvre-toi un compte, ça coûte rien pis c’est ben bon pour faire connaître ta musique. Y’a plein d’artistes, là-dessus. »


J’ignore s’il y a un lien entre la mort de maman et l’ouverture de mon compte sur Facebook. Toujours est-il que je l’ai fait. Je ne savais pas trop à quoi cela pouvait me servir, je m’arrangeais très bien comme ça. Mais je l’ai fait. C’était en 2009.


Ça a commencé doucement. Johanna, qui est ma cousine, devint ma première « amie ». Ensuite, je ne sais plus dans quel ordre ça s’est passé.


J’ai mis des photos des enfants. Je n’avais pas de photo de moi. J’en ai recyclé une, prise dans la voiture deux ans plus tôt. C’était n’importe quoi. Ce n’était pas grave. Ça ne l’est toujours pas.


Pendant ces huit années, le cercle s’est élargi, vous êtes apparus dans ma vie : amis anciens, amis nouveaux. Amis de toi, amis de l’autre, purs inconnus, amis de grèves, amis d’amis d’amis, amis collègues et amis de chorale, amis de bar, amis voisins, amis d’ailleurs, de France et du Maroc, d’Algérie et de Belgique…


Pendant ces huit années, vous avez vu grandir mes enfants, changer de couleur de cheveux, annoncer mes spectacles. Je vous ai amenés avec moi en voyage : Barcelone, Carcassonne, Casablanca. Je me suis dit : tiens, ils se connaissent ces deux là. Je me suis dit : tiens, je ne savais pas qu’il avait cette tête ! Je me suis dit : quelle bonne écrivaine ! Quel bon musicien ! Et puis on a échangé : de la musique, des idées, des articles, des photos, des clips, des trucs, des mots, des infos…


Huit années de revue de presse exceptionnelle. Ça, ça tient à la qualité des amis.

Des flushés? Il y en a eu très peu. Les seules personnes que j’ai définitivement mises hors d’état de nuire étaient des machos, ou des personnes que je préférais éviter. Une poignée. Les autres, je me suis toujours arrangée pour les garder. Pour continuer les échanges. À quoi ça sert, si on ne peut pas apprendre à échanger? Seulement, parfois, quand c’était trop chaud, trop douloureux, je me retirais. J’ai voulu conserver mes amis, envers et contre tout. Parce que l’ensemble de visages qui s’avoisinent finit par avoir une étrange cohérence, en dépit des dissensions, malgré les divergences. Et aussi parce que je pense que l’amitié se construit dans ces conditions. Et qu’en définitive, elle doit être épargnée.


Et puis, il y a eu les partis pour de bon : Noa, Jean-Marie, Carol, Mourid, et dont parfois les pages ne meurent pas. C’est même saisissant. Ils continuent d’être vivants, vivaces, et leur visage s’anime presque lorsque je revois certaines de leurs publications.


Je ne veux surtout pas faire de ce texte un testament. Ni une lettre de rupture. Il n’y a rien, jamais, qui soit définitif. Sauf ce que l’on sait et que l’on ne va pas nommer. Ce n’est donc pas une disparition. C’est une absence provisoire. Je reviendrai en touriste. Mais, plus jamais en locataire.


Ces derniers temps, j’ai dû encaisser, dans les échanges, des propos agressants. Ce n’était pas les premiers, vous me direz, et vous y avez tous un jour ou l’autre goûté un peu. Peut-être même n’étaient-ils pas volontaires. Mais ceux-là, en ce moment, je n’ai pas pu les supporter. J’ai dû me rendre à l’évidence que cet immense édifice, dans ce qu’il a à la fois de somptueux et d’infernal, devenait accablant. Je me suis rendu compte (et je l’ai écrit, même si ça avait l’air d’un gag) que dans certaines discussions, ma tension artérielle cognait dans le plafond et que je n’étais pas du tout armée pour cette guerre à distance (pas plus que pour la guerre en direct, d’ailleurs).


Ceci ne m’a sans doute pas empêchée à l’occasion de monter moi-même au créneau et, ce faisant, j’en ai sans doute blessé certains. J’ai un tempérament parfois primesautier, pour le décrire gentiment. Il me faut quand même aussi l’avouer honnêtement : je soupçonne certains événements de cette année maudite de m’avoir rendue plus vulnérable au « ton » sur lequel on me parle. Je ne vais pas m’appesantir sur mes déboires personnels, mais disons que ces quelques circonstances vécues en 2015 ne sont pas étrangères à mon malaise.


Toutefois, mis à part les échanges énergiques, il y a les façons de faire : rien n’est plus violent que l’interprétation obtuse qui peut être faite de nos paroles. Rien n’est plus violent que la porte qui se ferme sur nos doigts, à notre face. Cette violence-là, celle qui s’obstine à croire qu’elle est dans son bon droit, celle qui consiste à opposer son sens radicalement, celle qui se met au centre, narcissique et outrée, cette violence-là est totalement destructrice. Et elle insiste. C’est une violence qui souffre, bien sûr, car dans la subjectivité qui nous noie et les phantasmes qui nous agitent, il y a toujours une souffrance. Mais quand il n’y a pas de retour sur cette souffrance, qu’elle se transmue en une violence qui persiste à vouloir parler plus fort et à réitérer sa raison, une violence qui écrase, comme un rouleau compresseur, et qui refuse le compromis, plus rien ne peut être pensé.


Au-delà de tout, peut-être le temps est-il venu pour moi de faire un deuil, un vrai deuil, un repli de solitude, plutôt que de continuer à rentrer à la maison, le soir, en sachant que 700 amis m’attendent derrière l’écran de mon ordinateur et que la distraction est à portée de clavier. Soyons sérieux : combien d’heures chaque jour et chaque semaine vais-je pouvoir reprendre, en marge des activités liées au travail et à ma vie familiale, pour écrire la « grande œuvre » que je n’ai pas encore commencée? Autrefois, un ami poète m’avait dit, sûr de lui, que si l’on n’avait rien publié avant 30 ans, ce n’était pas la peine de continuer à écrire. C’était sans compter avec Nina Berberova qui publia son premier roman à l’âge de 84 ans et qui continua à publier des œuvres majeures jusqu’à sa mort, à 92 ans. Je garde espoir, donc. Et combien d’heures vais-je pouvoir engager dans mon fameux projet d’album qui traine, pour plusieurs raisons, soit, mais aussi parce que je ne m’y investis pas suffisamment? Et le travail vocal? Et la viole de gambe? Mon piano? Sans parler de la pile de livres sur mon bureau qui descend trop lentement… J’ai envie maintenant d’aller voir si et comment je peux vivre sans. J’ai des ambitions. En fait, il n’est plus l’heure de rater quoi que ce soit, le temps file, tout presse, hâtons-nous lentement.


J’aimerais dire ici à ceux qui me liront, que le bonheur a aussi très souvent frappé à mon écran en vous lisant, en vous voyant, en regardant, moi aussi, grandir vos enfants et même vos petits enfants, en déconnant la nuit jusqu’à plus d’heures avec des émoticônes imbéciles, en recevant vos inquiétudes, vos colères, vos blagues… Ah ! Vos blagues ! Et je n’oublie rien non plus de votre solidarité dans les moments d’autoritarisme dont quelques-uns d’entre nous furent et continuent d’être victimes. Votre mobilisation, vos mains tendues, vos mots gentils sont gravés sur le cœur. Bref, j’ai connu et côtoyé ici des personnes uniques, remarquables, superbes auxquelles je ne saurais rendre suffisamment justice et, c’est certain, cela va aussi être une sorte de deuil. Mais bon, j’ai vécu assez longtemps à l’étranger pour savoir qu’il est possible de conserver au dedans de soi ceux qu’on aime, et apprendre à vivre sans eux avec eux.


Toutefois, j’ai deux perches à vous tendre : si d’entre vous certains veulent demeurer un visage dans mon livre et un ami dans ma vie, écrivez-moi un mot en privé, jusqu’à dimanche. Je vous indiquerai le chemin. Aussi, je vais sans doute m’ouvrir un blogue quelque part, pour publier mes textes. Je vous le ferai connaître et vous pourrez vous y abonner.


Dimanche dernier, j’ai dit « une semaine ». Ce sera une semaine. Parmi les événements qui ont entrainé cette situation, certains ne se règleront certes pas en fermant mon livre. Ils auront même des retombées que j’appréhende. Mais au moins, je tâcherai de stabiliser ma tension artérielle, et d’éviter qu’un pareil gâchis ne se reproduise.


À bientôt !


Isabelle Larrivée




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Photo : Sylvie Béland

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