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Photo du rédacteurLa noctambule

Milton-Parc




J’ai pris hier l’autobus 80 comme cela m’arrive souvent puisque son itinéraire traverse mon quartier et descend jusqu’au centre-ville.


J’allais au musée McCord où étaient présentées, entre autres, une exposition de photos du quartier Hochelaga-Maisonneuve et une exposition de peintures, de sérigraphies et d’aquarelles de James Duncan.


Nous allions descendre au coin de Sherbrooke pour continuer à pied jusqu’au musée. Mais en arrivant près de Prince Arthur, j’ai assisté à une scène inimaginable.


Séparée par les vitres de l’autobus de la réalité qui se jouait autour de nous, j’ai vu défiler, comme sur un écran, comme dans une fiction, des hommes et de femmes en loques, défaits, dont une femme aux cheveux hirsutes qui bloquait le passage à une voiture en agitant des bras au bout desquels une main manquait.


D’autres se partageaient la largeur du trottoir, l’un couché sur le dos, sur un grand carton, d’autres, assis dans des escaliers des commerces avoisinants, le regard altéré, partageaient un plat de maïs venu d’on ne sait où.


Les membres de cette communauté dépossédée de la richesse de sa culture et de son savoir, vit à moitié et meurt à moitié chaque jour au coin de Sherbrooke et de Parc. Qui connait leurs noms ? Qui prend soin d’eux ? Qui s’assure qu’ils mangent, qu’ils ont un lieu pour dormir ? Qui les aide à contrôler leur consommation ?


On connait cette chorégraphie de la misère et de l’abandon. On connait cette dérive engendrée par la violence et la spoliation. Mais cela ne semble pas suffire.


Sur le trottoir, pliée en deux par la fatigue et les substances, je vois une femme dont le visage me rappelle une compagne d’école d’enfance.


***


Dans la classe de deuxième année, Diane M… était enfermée dans le mutisme le plus absolu. Incapable de suivre les leçons, elle semblait terrifiée et faisait régulièrement pipi sur sa chaise. L’urine, en s’écoulant sur le sol, se transformait en rigole et s’étirait vers le pupitre voisin où une autre petite fille, affolée à l’idée qu’on lui attribue l’incident, s’écriait « Du pipi ! Du pipi ! Du pipi ! ».


On ne savait rien de Diane M…, ses parents n’assistaient jamais aux réunions de parents, on ne connaissait ni sa maison ni sa fratrie si jamais elle existait. Ses cheveux noirs étaient coupés au carré et une frange lui barrait le front.


Ce n’est que bien plus tard, en regardant cette photo prise en classe de deuxième année B, que j’ai été frappée par la similitude entre Diane M… et les fillettes photographiées dans les classes des pensionnats autochtones.


***


On disait de nos voisins qu’ils étaient des « Indiens ». C’était le seul mot dont on disposait à l’époque pour les désigner, imbus que nous étions des livres d’histoire des Frères des écoles chrétiennes. Dans la famille B… il y avait deux fils du même âge que nous, et on jouait ensemble tout l’été. On poussait leur barouette dans le gravier pour faire des concours de vitesse. On tombait, on s’écorchait les genoux et on rentrait à la maison, affolées par le sang. Et le lendemain, on recommençait. De temps en temps, Madame B… nous appelait et nous offrait une tasse de soupe, ou un biscuit.


Un jour, le père était soi-disant allé à la pêche. En revenant à la maison, il nous dit : « Venez voir, les enfants, ce que j’ai attrapé. » Il ouvre le coffre de sa voiture et nous sort deux énormes ouaouarons avec de grosses cuisses, qui mugissaient et gigotaient encore ! Monsieur B… était mort de rire à voir notre mouvement de recul et nos visages épouvantés. « Ouaouaron », ce mot d’origine wendat est le nom de la plus grosse grenouille d’Amérique du Nord. Il y avait de quoi être impressionné !


***


À l’époque, certains membres des communautés autochtones se trouvant à Montréal, dans les quartiers pauvres, et dont le mode de vie était dit inadapté étaient chassés vers la rive sud. Dans le roman Morel, de Maxime Raymond — Bock, le narrateur enfant raconte son amitié avec un vagabond, Richard, dont on découvre petit à petit les origines autochtones. Chassé du Faubourg à m’lasse vers Hochelaga, et vivant de bric et de broc dans une cabane du quartier, il est ensuite expulsé vers chez nous, à ville Jacques-Cartier, qui devient le dernier rempart des miséreux de la grande ville.


***


Je ne suis pas spécialiste des questions autochtones, d’autres auraient certainement nommé autrement et peut-être mieux le sentiment de défaite qui m’a gagnée hier dans l’autobus en étant témoin de cette scène. J’ai revu tout d’un coup les images d’un film tourné à Philadelphie l’an dernier et montrant une rue où des déshérités sociaux aux prises avec la drogue et l’itinérance déambulent de manière chaotique. Âmes sensibles, s'abstenir. Ces images cruelles et bouleversantes ne doivent pas préfigurer la situation à venir ici.


Je ne veux ni ne peux cependant poser de questions naïves du genre : comment en sommes-nous arrivés là ? On sait ce qui s’est passé. Mais la totale négligence et l’aveuglement volontaire s’étalent désormais tous les jours dans le quartier Milton-Parc. Un soutien inadéquat pour cette population ne rachète rien et ne fait qu’enfoncer le clou colonial.


Isabelle Larrivée



Photo: Classe de deuxième année, 1965




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1 comentário


Daniel Guénette
26 de jul. de 2023

Beau témoignage. J'espère que ce texte sera lu par plusieurs. Il donne à réfléchir. Il faut agir.

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