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Photo du rédacteurLa noctambule

Les roses blanches de la fête des Mères

Dernière mise à jour : 13 mai



Petite, j’étais une fière jeannette. Le mouvement scout représentait à l’époque, pour les parents de familles défavorisées, la possibilité d’offrir aux enfants à la fois un milieu d’activités hebdomadaire et une semaine à la campagne chaque été. Mes parents n’auraient jamais eu les ressources ni les moyens de nous offrir tout cela.

 

Dans les jeannettes, on était soucieux de célébrer les fêtes familiales du calendrier, en plus de nos petites fêtes internes : Robert Baden-Powell était à l’honneur une fois par année, on se rendait à des rallyes réunissant les troupes régionales, on se mettait en cercle, on entonnait des chants qui faisaient l’apologie du courage, de la persévérance et de l’esprit de corps. Par exemple, on apprenait par cœur Debout les gars, chanson d’Hugues Aufray, écrite en 1964 et ayant été intégrée à l’Encyclopédie scoute :

 

Cette montagne que tu vois

On en viendra à bout les gars

Un bulldozer et deux cents bras

Et passera la route


Debout les gars, réveillez-vous

Il va falloir en mettre un coup

Debout les gars, réveillez-vous

On va au bout du monde


Il ne faut pas se dégonfler

Devant des tonnes de rochers

On va faire un quatorz’ juillet

À coup de dynamite


Nous disposions aussi d’une version locale de cette exaltation de virilité à travers la chanson folklorique Les Raftsmens, composée dans la seconde moitié du XIXe siècle, dont l’Encyclopédie canadienne nous apprend que « De nos jours, “Les Raftsmen” perpétuent le souvenir d’une époque où le dur labeur du travail en forêt se mariait à la joie de vivre. » Tex Lecor en avait fait une reprise. Un petit échantillon sélectionné au hasard :


Là ousqu'y sont, tous les raftsmen ?

Là ousqu'y sont, tous les raftsmen ?

Dans les chanquiers y sont montés.


Bing sur la ring ! Bang sur la rang !

Laissez passer les raftsmen

Bing sur la ring ! Bing, bang !


Des « porc and beans » ils ont mangé

Des « porc and beans » ils ont mangé

Pour les estomacs restaurer.

 ...

Édifiant...


En marge de ces grands événements, on organisait aussi les célébrations de fêtes plus familiales, dont la traditionnelle fête des Mères.

 

Une année, la cheftaine et ses assistantes avaient redoublé d’efforts pour que cette journée ne puisse jamais être oubliée ni des mamans ni de leurs chatons. Le diocèse avait dû leur serrer un peu la vis pour qu’elles agissent auprès des femmes en trouvant le moyen de leur flatter la maternité rapport au déclin inquiétant des taux de natalité de cette période post-revanche des berceaux.

 

Il y avait eu plusieurs activités de bricolage, étalées sur deux samedis matin consécutifs : confection de cartes individuelles avec des brillants (il fallait écrire le mot « maman ». Nous n’étions pas autorisées à écrire les prénoms de nos mères. Pas de noms, et maintenant, pas de prénoms), banderoles multicolores, programme de la soirée rédigé à la main (on me soustrayait toujours des activités où la graphie était mise en avant, j’ignore encore pourquoi). Et évidemment, on avait réservé, la soirée du dimanche, le sous-sol de l’église Notre-Dame-de-la-Garde où nous tenions nos réunions.

 

Le soir dit, après avoir invité le public à prendre place sur des chaises pliantes, nous sommes allées nous placer, comme on l’avait répété, arborant nos uniformes de petites jeannettes: jupe marine avec des bretelles où l’on cousait notre croix de promesse et nos grades (seconde, sizainière, première sizainière…), chemisier bleu clair et le fameux béret de laine, portant un écusson avec la lettre J pour jeannette. Ensemble, nous formions un joyeux bataillon prêt à livrer une belle surprise à nos momans. Car le clou de la soirée résidait dans la présentation d’une chanson formidable, que tout le monde connaissait, mais qui serait du plus bel effet lorsqu’elle serait adressée en chœur à nos mères.

 

La chanson racontait l’histoire d’une mère d’après-guerre qui élève seule son fils aimant. Or, cette mère en arrache et, en plus de tirer le diable par la queue, elle tombe malade et meurt à la fin, laissant platement l’auditeur se demander ce qui allait en être de ce petit garçon. Et on ne fournissait pas de réponse à cette inquiétude. Présenter une telle chanson à des familles de ville Jacques-Cartier, par définition zone sinistrée et misérable, qui de surcroît comptaient plusieurs « blondes ouvrières », cela faisait plutôt pléonasme.

 

Je n’ai jamais été persuadée que le choix de cette chanson avait été judicieux et pour preuve : les mères se sont mises à verser des larmes, certaines plus discrètement que d’autres. Elles plongeaient tour à tour leurs mains dans leurs sacoches, à la recherche d’un kleenex, geste qui était invariablement suivi d’un claquement de fermoir. On avait même entendu Madame Lanouette, soprano à la chorale de la messe de 10 heures, demander à son mari : « Passe-moé donc ton mouchoir, Gérard… ». Les papas, dans les moments les plus émouvants, s’étaient mis à se replacer la cravate et à se croiser les jambes de l’autre côté, pour se donner une contenance. Quelques petites filles n’avaient plus été capables de continuer à chanter, la gorge serrée par l’émotion de leur moman. Dont moi. Et la conclusion de la chanson, quand la tragédie se révèle au grand jour, s’était complètement diluée dans les bruits de mouchage et à cause de la réduction marquée des voix dans le chœur.

 

Je ne sais pas si cette soirée avait satisfait aux aspirations du diocèse, la démographie de ville Jacques-Cartier n’en a jamais rendu compte. On pourrait plus réalistement imaginer que la vie et le destin tragique de la pauvre mère de l’histoire avaient servi de catharsis aux mamans, le temps d’une chanson. Pour ma part, cette soirée n’a pas rempli le mandat du mouvement scout visant à me faire croire à l’existence d’un monde meilleur. J’ai plutôt tenu la cheftaine et ses assistantes responsables du gâchis total de cette fête des Mères de 1968, et jamais, au grand jamais, je n’ai réécouté Les roses blanches.


Isabelle Larrivée



Illustration: page de présentation de la chanson sur youtube


 

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