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Photo du rédacteurLa noctambule

Leloup et le vide

Dernière mise à jour : 28 oct. 2022


Je lisais dans le journal qu’une musicographie des chansons de Jean Leloup vient d’être publiée.

Jean Leloup, vous crierez à l’hérésie si vous voulez, je le connais assez peu. Il a émergé dans la culture québécoise pendant les années ’90, alors que je vivais au Maroc. J’en entendais un peu parler quand je venais en vacances, sans plus.


J’avais en tête une ritournelle que mon fils avait apprise à la guitare et qu’il chantait tous les jours dans sa chambre, porte fermée :

« Tous les chemins mènent en enfer, et quand tu vois la porte en fer Il est trop tard pour te refaire, retour au concessionnaire Toutes les routes meurent sur terre Les morts ont appris à se taire Et je cry, je cry, baby wou À Paradis City, à Paradis City Et je cry, je cry, baby wou À Paradis City, à Paradis City »


Je trouvais que cela avait pas mal de swing, surtout avec l’énergique jeu de guitare de fiston qui y crachait sa colère d’adolescent écartelé entre deux pays, heureux d’être ici, nostalgique de là-bas.


Après avoir lu cet article, j’ai entrepris de parfaire ma culture musicale et j’ai sélectionné sur You Tube, coup sur coup, tous les albums de l’artiste. Je suis allée de surprise en surprise. J’y ai trouvé une poésie audacieuse, vibrante, délirante, des musiques sans cesse renouvelées, pleines de fantaisie et de théâtralité, une interprétation drôle et terriblement sexy.


Mais plus j’avançais dans mon écoute, et plus je faisais un constat implacable : cette décennie au cours de laquelle je m’étais imbibée d’une culture tout autre, littéraire, culinaire, musicale, sociale, cette décennie marocaine où j’avais aimé, où j’avais eu mes enfants, et qui avait été d’une incroyable richesse, était une période à tout jamais perdue, suspendue, silencieuse et aveugle quant à ma culture québécoise. Black-out sidéral.


J’ai compris qu’il y avait un vide immense, un manque qui m’explique peut-être pourquoi je sens si souvent que, comme on dit, « je l’ai pas l’affaire ». Que je passe à côté du sens, que je ne suis pas tout à fait dedans ni tout à fait là non plus. Il m’en manque un bout dans la connaissance et la maturation de ma culture. Quelque chose que finalement je n’ai jamais pu digérer et qui ne m’a pas fait croitre parce que je ne l’avais jamais ingéré. Et quelque part au-dessus de l’océan Atlantique, entre l’Afrique et l’Amérique, sont éparpillés des morceaux de néant que je peux parfaitement voir d’en haut. Des débris de mémoire creuse, des épaves de vacuité. Des îles stériles, à la dérive, que je ne cesse d’essayer de regrouper en un archipel cohérent, en vain.


Cette mémoire inexistante, j’en saisis de plus en plus le poids et la gravité. Ce que je n’ai pas acquis ici, je l’ai reçu ailleurs et autrement, certes, mais maintenant, ce qui me fait ici comme je suis est percé d’un immense trou au milieu, une vacance abyssale que je ne pourrai jamais combler.


Je vis mon passé à crédit. Comme si je devais me rembourser quelque chose, ce silence emprunté quand j’étais au Maroc. Et ce n’est pas que j’en souffre tellement, mais par contre, le patchwork culturel que je porte en moi est parfois difficile à raccommoder. Qui peut comprendre que je connaisse davantage Fairouz que Jean Leloup , et combien le timbre de sa voix évoque pour moi les citronniers et le laurier rose ? Que cette sensibilité-là diffère totalement de l’autre ? Qu’elle m’éloigne et me rapproche à la fois ? Mais me différencie définitivement et me rend à moi-même étrangère ?


Oui, je sais : à chacun sa béance, à chacun son Maroc. Il faut bien se perdre, à l’occasion.

Et je cry, je cry, baby wou À Paradis City, à Paradis City »


Isabelle Larrivée


Pochette de l'album L’amour est sans pitié, de Jean Leloup, 1990.


99 vues2 commentaires

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2 commenti


lune_infatigable
03 nov 2022

Je la trouve à la fois riche, intéressante et sévère envers toi-même, ta réflexion. En tout cas, j'ai beaucoup apprécié plonger avec toi dans ta découverte de Jean Leloup. C'est comme si je le découvrais une deuxième fois. Aussi, ta découverte permet de confirmer la valeur que j'accorde à son oeuvre; comme il est un des artistes majeurs de ma génération, il est plus difficile d'évaluer objectivement ce qu'il a créé. Qui sait, on aurait pu lire « Franchement! Comment des gens peuvent aimer autant un artiste qui n'apporte rien de nouveau à la culture musicale? » Ben non, même des décennies après, il semble que Jean Leloup produit le même effet. Ton point de vue assez unique est très…

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Daniel Guénette
27 ott 2022

Très beau texte. Belles réflexions. Les citronniers et le laurier rose me font un petit trou d'inconnu au beau milieu de mon ignorance. Il y a toujours des chemins qu'on n'a jamais pris.

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