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Photo du rédacteurLa noctambule

Le « Secret du bonheur »

Dernière mise à jour : 22 mai 2020





Quand j’étais petite et que l’on posait devant moi une assiette dans laquelle se trouvaient des carottes cuites, c’est simple, le cœur me levait. Ça, et le poivron cuit. On avait beau évoquer les petits enfants du Biafra qui mouraient de faim, et j’avais beau compatir, je ne pouvais manger ni les carottes cuites, ni les poivrons cuits. C’était comme ça. Il n’y avait rien à faire. J’allais finir l’heure du repas dans ma chambre, j’étais privée de dessert, mais ça ne changeait rien : je trouvais carottes cuites et poivrons cuits dégueulasses.


Encore aujourd’hui, quand on me présente ce genre d’argument, je résiste. Quand on essaie de me convaincre qu’il faut que je fasse ceci ou cela sous prétexte qu’ailleurs ou autrement, c’est pire, quand on me présente la souffrance en différé, quand on place à distance le peut-être-que et le si-jamais, alors je peux être empathique, attendrie, je peux m’apitoyer, mais cela ne me persuade de rien. Cette logique que l’on me soumet ne peut avoir d'effet que punitif et culpabilisant. Voire humiliant. Je résiste.


Cela me renvoie à une série de romans pour enfants, et particulièrement pour filles, que j’avais découverte dans la petite étagère de livres de ma classe de 5e année B qui nous tenait lieu de bibliothèque et qui s'intitulait : Les aventures de Polyanna. J’avais vu à la télévision, un dimanche soir, la production cinématographique de cette histoire, réalisée par nul autre que Walt Disney, et déjà bien armée de mon souci documentaire, j’avais déniché la série qui trônait dans la bibliothèque de ma classe. J’avais littéralement avalé l’entièreté de ces courts romans qui se trouvaient tout juste à côté des Sylvie sur la tablette.


Les deux premiers épisodes, écrits par Eleanor H. Porter et publiés en 1913, avaient été continués par une ribambelle d’auteures qui n’avaient eu de cesse d’enfoncer le clou dans le malheur de la pauvre, mais joyeuse petite Polyanna. Des récits tout aussi mortifères les uns que les autres.


Mais de quoi s’agit-il donc? Qu’en est-il de cette jeune fille dont on raconte les tribulations? Pour faire bref, quand même, parce que je veux en arriver ailleurs, la petite Polyanna a un papa pasteur et une maman aimante et tout va bien dans sa vie. Mais sa mère meurt dans le film. Et peut-être qu’elle devient orpheline dans le roman, et elle est recueillie par sa tante. Dans le film, plus tard, elle perd l’usage de ses jambes. Dans les romans, je ne me souviens pas. Bref, une succession de malheurs lui tombent dessus, mais comment y survit-elle?


En fait, ce qui fait le liant de toutes ces vicissitudes se tient dans la philosophie de Polyanna qui va comme suit : quel que soit ton malheur, préconise-t-elle, essaie de t’imaginer quelque chose qui aurait pu être encore pire, et cela te consolera. Mieux : cela pourrait même te rendre heureuse. C’est ce qu’elle appelle le « Secret du bonheur ».


Bon, je sais que ce n’est pas tout à fait comme les carottes et les poivrons cuits, et je concède aussi que certains peuvent gouter la théorie des mondes possibles, mais moi, au train où la vie se déroule en ce moment, certes j’anticipe le jour où tout cela va s’arrêter, mais surtout, rêver de l'après ne me rassérène pas forcément. Le point commun, c’est que Polyanna arrive, par elle-même, à faire miroiter devant elle quelque chose qui n’existe pas et qui, bien que n’existant pas, aurait l’avantage de lui faire oublier ce qui l’accable dans la réalité. Comme si tôt ou tard, elle n’allait pas devoir revenir à la réalité et affronter l’engeance qui la démolit. Comme si les enfants affamés du Biafra pouvaient me faire aimer les carottes et les poivrons cuits. Wow! On est rendu loin! C’est de la haute voltige dans l’apathie, de la passivité exposant 10 et ça encourage assez peu au sens critique.


Bon, je voulais vous raconter quelque chose.


Aujourd’hui, c’était Pâques, vous le savez. J’ai trouvé que c’était un bon prétexte pour inviter mes enfants. Mais comment se réunir sans se taper une contravention de 1546 $, assenée par une grosse brute qui te dit que tu as refusé d’obtempérer alors qu’on ne t’avait encore rien demandé, et qui t’intime l’ordre de te taire lorsque tu le lui fais remarquer? Bref.


J’ai donc proposé aux enfants de venir sur le trottoir, devant mon petit balcon où, comme une vraie souveraine, je m’assoirais sur une chaise pliante dépliée rouge pour jaser avec eux. Et ils se tiendraient à deux mètres, tu sais, comme le veut le règlement.


C’est ce que nous avons fait. Je leur ai donné leur petit lapin traditionnel, ils m’ont donné le mien, pareil, et cet échange de lapins semblables portant un petit grelot au cou était touchant et montrait bien la réduction actuelle de nos vies.


Les voisins passaient, nous regardaient avec étonnement faire notre fête pascale, traversaient le party sans trop comprendre. On parlait, on riait, c’était un beau moment avec des humains que j’aime. Au bout d’une heure debout sur le trottoir, ils ont commencé à parler de partir. Je leur ai dit d’attendre encore un peu. Je leur ai annoncé que j’allais faire des pains aux bananes cette semaine et qu’ils pourraient venir chercher le leur. Ils ont encore parlé de partir. Je leur ai raconté que j’avais jasé avec Charles hier au téléphone. Ils m’ont dit « Tiens, Charles. Qu’est-ce qu’il raconte? » Je leur ai fait le récit des aventures de Charles qui est un personnage tout à fait original. Ils ont mentionné qu’ils allaient partir. Je leur ai raconté ce que c’était l’enseignement à distance, que mes étudiants n’avaient pas tous un ordinateur, que je trouvais ça injuste et que je n’allais pas continuer mes cours à distance tant qu’on n’aurait pas trouvé une solution pour eux. Alors ils ont acquiescé et m’ont dit qu’ils devaient partir. Bon, ben, OK. On s’écrit. On se Facetime. Bye maman. Bye les enfants.


Ils ont pris leur chemin. Après les avoir regardés l’un et l’autre marcher dans des directions inverses jusqu’au coin et tourner dans la rue perpendiculaire, j’ai replié ma chaise pliante rouge. J’ai ramassé mon petit lapin. Je me suis dit que je devrais quand même me laver les mains. On ne sait jamais, dans l’air, parfois, ou parce que mon voisin a éternué sur son balcon.


Il faisait trop chaud dans la maison. J’ai baissé le chauffage. Je me suis assise dans le salon.

J’ai mangé mon lapin d’un coup. Il n’est resté que le grelot.


J’ai même pas pleuré.



Isabelle Larrivée

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2 kommentarer


martine Koutnouyan
13 apr. 2020

Formidable histoire vraie ! Quelle époque où une maman même pas malade, ses enfants non plus, ne peuvent se serrer dans les bras les uns des autres !

Gilla

Daniel Guénette
13 apr. 2020

C'est un beau secret que ce secret du bonheur. Il y a cette décision de ne pas faire de l'enseignement à distance, alors que certains élèves ne possèdent pas d'ordinateur.

Ce que j'aime surtout, c'est la dernière partie, qui commence avec "Bon, je voulais vous raconter quelque chose." Cette visite des enfants, cet échange de petits lapins et le leitmotiv du départ annoncé. Tout ça est pas mal bon. Du quotidien avec beaucoup plus que ça, du sentiment suggéré, qui est comme dans l'air du texte si je peux dire.

Noctambule, il est tard, bonne nuit!

Gilla
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