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Photo du rédacteurLa noctambule

Le nom de l'inspecteur

13 août 2015


C’est étrange, quand même, ces évènements qui se produisent à des moments distincts et dont le lien évident n’arrive pas à dégager de signification d’ensemble. Comme des morceaux d’un casse-tête se rattachant bel et bien à cette image d’un paysage de chutes dans Lanaudière, mais qu’on n’arriverait pas à arrimer les uns aux autres. Des pièces éparses, unies par le sens, mais irréconciliables par la forme.


L’année dernière, mon médecin me dit qu’en raison de mes allergies, il faudra faire inspecter la salle de bain qui présente des zones de moisissures et qui pourrait être à l’origine de mes ennuis de santé. Il adresse donc à la Ville de Montréal une demande d’inspection.


Quelques semaines plus tard, un inspecteur de la Ville, monsieur Benaïssa, me téléphone pour prendre rendez-vous. Il vient le jeudi suivant, observe, prend des notes, me pose des questions. Un homme réservé et affable. Jeune cinquantaine. Il me dit qu’en effet, le propriétaire aura quelques travaux à faire. Il lui enverra un rapport indiquant les changements à apporter, et reviendra vérifier les travaux ultérieurement.


Mon propriétaire exécute les travaux en décembre.


Début août, monsieur Benaïssa téléphone chez moi. Je ne suis pas là. Mon fils lui donne le numéro de téléphone au chalet. Je n’ai pas de cellulaire. Il m’appelle là-bas et nous nous entendons pour qu’il vienne faire la contre inspection le mardi suivant, à 10 h.


Je rentre de la campagne le samedi. Comme j’ai récemment refait la peinture dans une pièce de l'appart, je réfléchis aux éléments de décoration que je pourrais y apporter. Je veux mettre aux murs une horloge, quelques cadres avec des images que j’aime bien. Et je veux aussi installer comme rideaux une longue pièce d’un tissage rayé dans des tons de terre, rapportée du Maroc il y a quelques années. Samedi soir, je prépare du turbot aux courgettes et m’installe avec mon assiette devant la télé.


Aux informations, on présente une affreuse comptabilité : cinq morts dans un nouvel attentat taliban, 11 morts dans une bousculade lors d’un pèlerinage en Inde, 17 morts en Chine à la suite du passage d’un typhon, deux hommes noyés dans une chute au Québec. Décidément, je vais me passer de dessert.


Le mardi, je prends mon café, je lis le journal de la fin de semaine que je n’avais pas encore eu le temps de déplier. 9 h 30 : je ramasse la vaisselle du petit déjeuner. Je me brosse les dents, je m’habille. 10 h : j’ai deux minutes pour installer l’horloge dans la pièce repeinte. J’apporte les clous et le marteau. Je prends mes mesures et j’accroche mon horloge. C’est du plus bel effet. 10 h 15 : monsieur Benaïssa accuse un léger retard. Je reprends ma lecture à la cuisine. 10 h 30 : je vais à la fenêtre du salon voir s’il n’est pas en train de se garer. 10 h 45 : je prends les mesures du tissu rayé. Trente pouces en trop. Je le couperai. J’en profite pour jeter un coup d’oeil à mon agenda, je me suis peut-être trompée de date, ou d’heure. Mais non. 11 h : je retourne à la fenêtre du salon, il pleut. La rue est noire et luisante comme les pierres volcaniques du Vésuve. Aucune voiture n’est en train de se garer.


11 h 20 : je décide de téléphoner à la Ville. « Vous attendez monsieur Bounoussa ? »

« Non, c’est Benaïssa, monsieur Benaïssa. Il devait venir aujourd’hui, à 10 h, mais il n’est pas encore là. » « Attendez, attendez… Ah ! Monsieur Bafissa a eu un accident, je crois. » « Son nom, c’est Benaïssa, madame. Monsieur Benaïssa. Nous parlons bien de la même personne? » « Oui, un instant, je vous reviens.»


Je reste en attente quelques minutes, puis: « Oui, en fait, monsieur Bouinassa est décédé samedi, dans un accident. Il s’est noyé. » « Écoutez, vous êtes certaine qu’il s’agit bien de l’inspecteur de la Ville, de monsieur Benaïssa ? Vous êtes sûre que c’est bien lui? » « Oui, madame, c’est bien lui. Il était inspecteur à la Ville, je vous le confirme. »


C’est l’histoire de cette noyade à Rawdon que j’ai vue aux infos. Deux hommes avaient été entrainés par la force des flots alors qu'ils tentaient de sauver un petit garçon de cinq ans qui s'était aventuré dans la chute. Cette nouvelle m’a frappée d'abord parce qu'elle est tragique, mais aussi parce que l’évènement a eu lieu à une vingtaine de kilomètres du chalet, et que je suis passée par là samedi.


Je me suis demandé, bêtement peut-être, pourquoi cette dame avait autant de mal à prononcer son nom. « Benaïssa », ce n’est pas difficile. Il suffit de savoir lire. J’étais agacée par son incapacité à prononcer un nom aussi simple. Cela introduisait un doute sur la personne dont nous parlions. Ça me laissait continuer à penser que ce n’était pas Monsieur Benaïssa qui était mort noyé, mais quelqu’un portant un autre nom. Mais aussi, c’était comme si elle l’arrachait à lui-même. Comme si elle avait quelque chose à voir avec sa disparition. Comme si cette différence, celle de son nom d’une autre origine, se refusait à toute consistance et devenait un obstacle insurmontable. Compte tenu des circonstances, je trouvais cela particulièrement mal venu.


En me renseignant sur les chutes, pour essayer de comprendre ce qui avait bien pu présider au destin tragique de cet homme, j’ai découvert la légende algonquine de Nippisingue le sorcier. Selon cette légende, la chute serait apparue au moment où le sorcier retors avait précipité dans les rochers la belle Hiawhitha qui se refusait à lui. C’est de la robe de coton blanc de Hiawhitha, multipliée dans une fractale torrentielle par le mouvement de sa chute, qu’aurait fusée l’eau du rocher. Je n’ai plus en tête que le tourbillon blanc de l’eau pressée et vibrante. Mais j’ignore s’il s’agit là de l’un des contes frelatés sur les "Indiens" dont on nous serinait lorsque nous étions enfants, ou bien si cette histoire appartient véritablement à la culture orale des Premières nations.


On raconte aussi qu’il y a quelques années, une mariée, vêtue de sa longue robe, était morte emportée par le courant alors qu’un photographe voulait immortaliser cette journée de noce.


L’échange avec la dame de la Ville me laisse abasourdie, pétrifiée dans cette ineffable histoire. Je marche mécaniquement jusqu’au salon, je reste à la fenêtre à regarder la pluie et à n’attendre plus rien ni personne. Comme si un grand trou noir venait de se creuser dans ma journée.


Le nom de l’inspecteur, l’appartement, le coup de fil au chalet, non loin du lieu où il allait périr, les vacances, les chutes de Rawdon, la noyade, le rendez-vous manqué, tous ces éléments se croisent soudain comme une triste coïncidence dictée par l’arbitraire du temps, de la vie et de la mort…

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1 comentario


Daniel Guénette
22 dic 2019

Texte riche et captivant. Du début à la fin. C'est triste et savoureux. Bravo!

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