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Photo du rédacteurLa noctambule

La servitude ordinaire

Dernière mise à jour : 24 mai 2020

15 juin 2014





De papa, je n’ai jamais su dire quoi que ce soit. Il était lui-même plein de non-dits, plein de silences. Ce bricoleur invétéré s’enfermait dans son atelier au sous-sol pour réparer des petits électroménagers, rafistoler des jouets trouvés dans les poubelles qu’il distribuait ensuite à ses petits enfants, vernir les quilles de la salle de quilles du quartier. Pour inventer aussi : des patentes à gugusses qui allaient servir pour que ce soit plus facile de, ou pour éviter de briser quand, ou pour bloquer l’eau qui, ou pour que la porte ferme sans… C’était un homme plein d’imagination pour la matière, et avec ses moyens dérisoires, il la traitait bien.


Quand nous écoutions la télévision, le soir, il se joignait parfois à nous. Il restait debout, la main dans la poche à faire tinter sa monnaie, et s’en retournait s’asseoir au bout de la table, les lunettes de maman sur le bout du nez, pour continuer son mot mystère. Il ne suivait jamais en entier une émission, sauf de très rares fois. Les téléthéâtres des Beaux dimanches, par exemple, et encore plus particulièrement Des Souris et des hommes qui l’avait profondément bouleversé. Mais c’est tout. À part ça, rien. C’était sans doute assez.


Parfois, il arrivait qu’il prenne une ou deux bières. Une ou deux au début. Et là, le front posé sur le bras, il arrivait qu’il pleure en se remémorant notre enfance et la sienne.


Papa était bizarre.


Il avait ses idées. Oui. Il avait ses idées. En grande partie, les idées politiques partagées avec son père. Ancien élève du séminaire de Rimouski, ébéniste de son métier, mon grand-père avait publié au Devoir, au tournant des années 40, un pamphlet indépendantiste. Cela relève-t-il du mythe familial ou de la réalité ? Je ne sais pas.


Papa travaillait comme machiniste aux Shop Angus. Son métier était moins noble que celui de son père, certes, mais papa tirait sa dignité de ses valeurs, de ses principes de justice sociale et d’équité qu’il défendait en toute circonstance. Pour lui comme pour ses compagnons de travail italiens, ukrainiens, roumains, polonais… Il nous a montré ce que signifie avoir une main tendue.


Papa était bizarre.


Il n’y avait pas d’échange entre nous. Pas d’écoute. Pas de construction d’idées en commun. On passait l’un à côté de l’autre. Notre tendresse mutuelle était une fiction, un espoir, quelque chose comme un souhait. Nous étions heureux de pouvoir au moins croire à cela. Personne d’entre nous ne le connaissait vraiment.


Comme tous les hommes domestiqués de père en fils par leur époque, il s’était résigné à une subordination dont il s’extirpait à l’occasion pour se faire croire qu’il y avait au moins un endroit sur cette planète où il n’était asservi à personne. Et pour lui, ne pas être asservi, c’était être seul. Seul dans sa bulle, ou seul dans sa bière. C’était là son moyen d’émancipation.


En fait, pourquoi est-ce que je parle de tout cela ? J’en parle pour mettre en évidence sa réalité de servitude au profit d’un maître qui n’aurait jamais, mais vraiment jamais aucune reconnaissance. Il a vécu dans un scénario qui témoigne des séquelles de l’humiliation et exhibe les blessures, et qui a des conséquences dans sa lignée, d’une manière ou d’une autre. Une vie de chien n’a pas de répercussions que sur ce chien, mais aussi sur tous les autres chiens, qu’ils soient dans l’arbre généalogique ou dans le rhizome social. Et, à certains égards, la vie de papa, avec toutes ses contraintes et le peu de loisirs et de plaisirs qui y prirent place, est une énorme plaie suintante, saignante, une plaie aussi personnelle que collective, un genre de mal social pas du tout nécessaire.


J’avais 27 ou 28 ans quand il est mort, et malgré tout, malgré que ses dérives m’aient fait perdre, très petite, beaucoup d’illusions, malgré que jamais il n’ait eu l’étoffe de l’adulte qui fixe les cadres indispensables aux enfants pour qu'ils se sentent conduits et guidés dans la vie (il en était incapable, il le savait, nous le sentions), je l’ai beaucoup pleuré. Mais pas longtemps. Je ne suis retournée sur sa tombe que lorsque maman s’en est allée le rejoindre, plus de 20 ans plus tard.


Si papa était bizarre, donc, ce n’est pas uniquement en raison d’une configuration psychique singulière qui le rendait attachant, mais qui pouvait avoir l’effet contraire. Ce n’est pas exclusivement lié au fait qu’il était fou, vivant à part, dans un monde monomaniaque, établissant peu de ponts avec l’extérieur. Ce n’est pas seulement parce qu’après une ou deux bières, il y en eut un peu plus, et que le délire de la violence vint se conjuguer à la misère des conditions. Il était bizarre comme n’importe quel inféodé le serait à se vivre sans temps et sans vie, à n’avancer que mu par la nécessité et à se perdre dans l’oubli de son humanité.


Isabelle Larrivée




Photo: Les ateliers Angus, Archives du Canadien Pacifique

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