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Photo du rédacteurLa noctambule

La salle de bain aveugle

Dernière mise à jour : 20 août 2020


10 janvier 2016


Percé dans le plafond de la salle de bain, le puits de lumière qui éclaire la baignoire comme un long corridor vertical a plusieurs fonctions. Il informe sur la météo en faisant entendre le tambourinage de la pluie, les rafales du vent et la brise en été. Le matin, par beau temps, la lumière se répand dans le couloir et la salle à manger. Par temps couvert, le puits continue de prodiguer son éclairage naturel. Le jour, il n’est jamais besoin d’allumer l’ampoule.


Il a été aménagé au moment de la construction du duplex, en 1930. Lors de récentes rénovations, le propriétaire avait avancé la possibilité de le condamner, pour ménager le chauffage. Je m’étais opposée à cette idée, déclarant que la lumière était bénéfique dans cette pièce humide et que rien ne permettait d’affirmer qu’il occasionnait une dépense supplémentaire en chauffage. «De toute façon, avait répliqué le proprio, il faudra qu’il soit changé.» Mais comme j’ai déjà attendu deux ans pour un avertisseur de fumée, je me suis dit que j’avais le temps de voir venir avant le début des travaux.


Quelques mois passent. À vrai dire, j’avais complètement oublié ce projet.


Mardi matin. Penchée sur une pile de travaux à corriger, un café chaud fumant à ma gauche, une calculatrice à ma droite, je sens soudainement la maison trembler sous l’effet de coups qui viennent de je ne sais où.


Par la fenêtre d’en avant, je vois un véhicule garé dans l’entrée sur lequel je peux lire le mot « Urgence ». Je crois, au début, qu'il est là pour ma vieille voisine du rez-de-chaussée, la mère du propriétaire. Je m’inquiète. J’aime la vieille. Je crains toujours que quelque chose ne lui arrive. Elle est diabétique.


Je m’habille rapidement et je descends au balcon, le manteau ouvert et les bottes détachées, pour la rassurer et lui dire que je vais informer son fils si elle le désire. Je constate qu’il s’agit de la camionnette des couvreurs qui font parfois, en effet, des travaux en urgence.


J’essaye de voir de quel côté les hommes se trouvent. Ils sont sur le toit où ils tapent sur la structure métallique du puits de lumière. Avec des massues. La maison vacille. C’est affolant.


J’aperçois un des hommes, agenouillé, le bout des pieds et le fond de culotte dépassant du toit. Il me dit qu’ils changent le puits de lumière. « Ça ne sera pas long, madame ».


Je comprends que le propriétaire a décidé d’agir avant que ne tombe la première neige. Mais il n’a pas jugé bon de m’en informer. Je n’arriverai pas à faire mes corrections. Je décide de partir au collège plus tôt que d’habitude.


Mon dernier cours se termine à 18 h. En cet automne avancé, il fait déjà nuit quand je reviens à la maison. Soirée banale, entre le tofu aux légumes et les grognements du carnivore affamé qui occupe la chambre du centre. Quand il ne réclame pas sa pitance, il fait rugir sa guitare électrique et repousse au-delà du tolérable l'émission de décibels. Pourtant, il joue bien, mais c'est assourdissant.


En soirée, je traine un peu devant la télé. Rien de bien palpitant. Un film que je ne suivrai pas jusqu’à la fin. Je vais dormir vers minuit. Trop fatiguée pour lire. La tête aussitôt posée sur l’oreiller, je sombre dans un profond coma d’automne, et je file d’une seule traite vers la matinée. J’ai dû rêver. Je ne sais plus.


Sept heures. Il fait jour. Quelques rayons mousseux s’infiltrent par la fenêtre de ma chambre. Éclat blanc de novembre. Je reste au lit pour écouter les informations du matin à la radio. Le sang coule à Paris. Raid français sur Raqqa. Le nouveau gouvernement libéral souhaite un resserrement sécuritaire. La preuve est close dans le nouveau procès de Guy Turcotte. Corps d’enfants gisants sur la plage. Mère exécutée par son fils sur la place publique. Réfugiés agressés à Vancouver. Tout va bien. Je me lève.


À la salle de bain, comme une somnambule, je mets mécaniquement la main sur le commutateur et j’allume…


Je reste plantée là, le regard rivé sur la céramique, au sol. Puis, je lève les yeux et je surprends dans le miroir mon expression dévastée.


Je jette un coup d’œil à ma montre. Sept heures quinze. J'éteins la lumière. C’est le noir total. J’ouvre la porte de la salle de bain. Le soleil entre à flots par la fenêtre de la salle à manger. Je referme la porte de la salle de bain : noir. J’ouvre grand mes yeux. Réflexe idiot. Je n’y verrai pas davantage. La panique s’empare de moi. Mon souffle raccourcit. Je regarde au-dessus de la baignoire : ils ont bouché le puits de lumière.


Je sors de la salle de bain, les mains sur les yeux, je ne peux pas supporter l’embrassement des pièces, du couloir. Je crie. Il a fait condamner le puits de lumière. La salle de bain a basculé dans les ténèbres. Je me répète en marchant de long en large : il a fait condamner le puits de lumière… il a fait condamner le puits de lumière… Après que je m’y suis opposée énergiquement, c’est un affront. Pourquoi a-t-il fait cela? Je suis aveugle. Je ne vois plus rien. J’ai perdu la vue. Et mon cri insensé n’y changera rien. Aucune différence entre mon aveuglement et l’extinction du soleil. Comment fait-on pour vivre quand tout est noir, toujours? Et d’abord, est-ce noir? Et qu’appelle-t-on « le noir »? Je me demande si le monde, plongé dans l’obscurité, pourrait être plus noir qu’il ne l’est maintenant. Je me dis que je vais demander à Lamia. Elle saura sans doute me répondre. Je n’ai plus rien à perdre.


Je vois Lamia en classe deux fois par semaine. Assise devant moi, au premier rang, les yeux grands ouverts, ne voyant rien, attentive au possible, elle souffre du fait que les élèves parlent pendant le cours parce que, me dit-elle, « je n’ai que mes oreilles pour comprendre ».


Lamia a été précipitée dans une obscurité définitive au milieu de son adolescence, il y a environ quatre ans. Elle ne se soucie pas que l’on dise « aveugle » ou « non-voyante » ou « déficiente visuelle ». Dans son entendement des choses, ces nuances n’existent pas plus que les nuances du rouge ou du bleu des foulards chatoyants que sa mère choisit pour en recouvrir sa tête le matin. Depuis le début de la session, face à elle, je me pose toutes sortes de questions sur le fait de voir, de ne pas voir, de ne plus voir, d’être éclairée, de vivre dans la cécité, de vivre dans la nuit. Comment est-ce de passer de l’état de voyant à celui de non-voyant? Pourquoi cette histoire de puits de lumière m’arrive-t-elle maintenant?


Mais que pourrait me dire Lamia pour répondre à mes interrogations agitées, elle qui vit sa condition avec un mélange d’anxiété et d’acharnement? La tumeur au cerveau lui offrait une alternative redoutable : la cécité ou la mort. À partir de là, je ne sais rien de ce qui s’est passé pour elle, du sentiment qui a dû l'habiter à la suite de ce choix. De sa terreur face au vide. Du soin avec lequel elle a regardé sa mère juste avant l’opération, sachant qu’elle la voyait pour la dernière fois. Du basculement complet de son monde. De la dissolution définitive de la lumière. Ni de la manière dont elle a dû se réinventer. Je n’ai rien demandé à Lamia. Elle n’aura pas à m’éclairer. Son existence patiente et studieuse, métaphore vivante de la reconstruction, m’aura, à elle seule, saisie de ces questionnements sans réponses. Je la laisserai à son pensum tranquille. Je me sortirai toute seule de ma confusion.


Un manteau de ténèbres s’est posé sur mes épaules, et des puits de lumière prohibés m’invitent à considérer que la destruction et le noir doivent être des conditions transitoires. J’essaie de me convaincre que la restauration du monde passe par sa dévastation. Je ne peux accepter qu’il en soit autrement ni d’être astreinte à vivre dans un linceul gris. Peu m’importe le puits de lumière et ma salle de bain aveugle. Peu importe ce qui pèse sur mes paupières dans la pleine lumière du jour.


***


Le soir même, j’ai envoyé un message incendiaire à mon propriétaire. Il m’a répondu, pantois, qu’il n’avait jamais été question, dans le contrat, que le couvreur condamne le puits de lumière. Les hommes ont dû le bloquer provisoirement et vont venir terminer leur travail dans les prochains jours.


Isabelle Larrivée

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