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Photo du rédacteurLa noctambule

La femme volaille

Dernière mise à jour : 24 mai 2020


21 octobre 2017



D’abord, parée de tes jolies plumes, tu picores gentiment les grains laissés par les autres. Tu as faim. Tu apprends à faire ta place sous le regard lascif du coq. Chaque endroit a le sien. Partout, un coq veille. Les réunions de famille où mononcle Dédé t’assoit sur lui et met ses mains un peu trop proches de ton pubis, sous le regard de maman congestionnée par sa tension artérielle et qui ne dit rien. Un autre mononcle, on pourrait leur donner à tous le même nom, regarde les petites filles jouer à la tague au sous-sol et pense qu’en faisant semblant de jouer avec elles, il obtiendra un passeport pour une séance de tripotage gratuite. Les coqs, ça ne vole pas haut. Mais c’est ça, c’est rien que ça. Tu ne sais même pas encore c’est quoi, le sexe, mais tu comprends le danger de cette convoitise malsaine.


Un jour, en cinquième année, tu as oublié ta paire de ciseaux dans la classe d’art plastique. Tu n’iras pas la chercher parce que l’enseignant, tout à l’heure, t’a dit sans que personne n’entende, que tu avais une bien jolie petite robe à taille empire. T’as rien compris. T’as tout compris. Il y a toujours du sexe qui te devance, même si toi, tu ne connais rien. Cela t’arrache à l’enfance, te prive de ta légèreté corporelle et de ton insouciance, cela te vole une part de ta joie. On ne te laisse pas la paix. Quelque chose de pas clair se passe, qui te fait frissonner. Tu ne comprends pas parce que tu ne sais rien. Mais ta vie de poule est bel et bien entamée.


C’est partout, dans toutes les basses cours de la planète, tout le temps. Être à l’affût à toutes les époques, du droit de cuissage au droit de frottage, des années ’60 aux années 2000, d’hier à aujourd’hui. Tu portes en toi la peur héritée de toutes les femmes qui t’ont précédée. Atavismes féminins. Tu sais parfois te défiler, il faut rester polie. En public, en privé, entre les deux, il n’y a pas de couloir, pas de station de métro, pas de scène de théâtre ou de plateau de tournage, pas de rue, pas d’école, pas d’officine où cela ne soit possible, probable, déjà arrivé. Ce sont des circonstances dans lesquelles tu ne peux pas parler, tu ne peux pas le dire, parce que tu es coincée entre ces abus et ta job, entre ces outrages et ta honte. Comment s’en sortir ? À qui le dire ? Même à la dérobée, c’est de ton intimité que tu devras parler, ouvrir à nouveau ton corps, à travers les mots cette fois-ci…


Mais l’avantage d’une basse cour, c’est qu’on est nombreuses à picorer. Et il te suffit d’amener le sujet pour que, ce jour-là, ça se mette à piailler, entre vous d’abord, puis dans un cercle plus large, et selon les contextes, dans les journaux, à la radio, à la télé. On reprend en crescendo ton histoire qui n’est plus seulement la tienne. En tant que poule, tu exultes. Et tu te dis que la contamination, c’est pas uniquement l’affaire de la grippe aviaire. L’idée de parler aussi, ça se généralise, ça s’attrape. Tu ne sais pas si ce n’est qu’une vague, si ensuite tout le monde retournera à la vie ordinaire et aveugle, au pelotage consentit dans le secret et la peur. Mais non. Le temps qui sépare chaque vague est de plus en plus court. Les femmes qui osent dire sont de plus en plus nombreuses. Celles et ceux qui te croient sont en quantité de plus en plus considérable.


La récréation est terminée. Les poules n’ont peut-être pas de dents, mais elles ont des langues. Qu’on se le tienne dorénavant pour dit.


Isabelle Larrivée




Illustration: Gustav Klimt, Allée de jardin avec des poules (1916)

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