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Photo du rédacteurLa noctambule

La dernière communion



Après, je suis allée marcher. Pendant des heures. J’ai traversé le parc pour rejoindre l’angle de Jarry et de St-Laurent. Puis j’ai continué vers le métro, mais sans but, vraiment.

Le ciel était d’un drôle de bleu. Il inclinait un peu vers le sud-ouest. J’étais enveloppée d’un genre de moiteur qui me protégeait… ou m’isolait, peut-être. Je me sentais fragile et translucide, un peu comme elle, sans doute, au même moment. Je gardais les yeux rivés sur le trottoir et je comptais les lignes, sans mettre les pieds dessus. Pour ne pas aller en enfer.


Nous sommes nées exactement la même année.

Pour peu, on pourrait s’imaginer qu’elle sur la rive nord et moi sur la rive sud, nous avons posé nos petits genoux en même temps, le même jour, à la même heure, sur le prie-Dieu de notre première communion. Je pourrais nous apercevoir avec nos voilettes blanches et nos diadèmes, nos bas trois-quarts et nos gants blancs, petites mains jointes en prière.


Pour quoi priions-nous à cette époque? Pour la longévité de nos parents, de notre famille, pour la nôtre. Avions-nous déjà peur de la mort? Je n’ai pas pu en parler avec elle, avant... Moi, oui. La peur de la mort me grattouillait le ventre. Une frousse. Le grand méchant inconnu venant se saisir de moi, s’emparer de mon enfance. M’arracher au monde et me précipiter dans un vortex atroce, une spirale dans laquelle je tournerais, tournerais, tournerais…


Pour peu, nous aurions été ensemble, adolescentes, au lac face à leur chalet de famille, dans une chaloupe, sans ceinture de sauvetage. Et nous aurions ramé. Elle m’aurait raconté des histoires folles et moi, bon public, je l’aurais écoutée en m’esclaffant.


Elle serait venue chez nous, aussi. On aurait écouté Harmonium sur le vieux pic up de mon frère, dans le sous-sol. Et ma mère m’aurait dit : tu ris tout le temps quand tu es avec ton amie. Je lui aurais répondu oui. Elle est drôle. Je l’aime. C’est mon amie.


Puis, on aurait fumé nos premiers pétards. Je me serais étouffée. De rire, encore. Et quand serait parti mon premier amoureux, c’est sur son épaule que j’aurais pleuré et elle m’aurait dit que c’est rien qu’un osti d’con.


On se serait perdues de vue, on aurait étudié dans des cégeps différents, des universités différentes, on aurait vécu dans des pays lointains, on aurait fait notre vie. Nos itinéraires auraient été dissemblables.


Mais je ne l’ai pas connue à genoux sur le prie-Dieu. Je n’ai jamais fait de chaloupe avec elle. Elle n’est jamais venue chez moi et pour les pétards, je ne m’en souviens plus. Je ne l’ai connue que plus tard. Un peu tard, je crois, compte tenu de sa précipitation à nous quitter. Le conditionnel passé est le temps de l’impuissance la plus absolue. Je le hais.


C’est plutôt dans la rue que je l’ai connue, à battre le pavé dans la scansion des slogans et de la colère. Cette rencontre, un coup de foudre d’amitié, est venue tardivement, au moment accompli de la vie, le début de la cinquantaine, le temps de ce qu’on appelle "l’expérience" et qui n’est pas forcément garant de sérénité. Et ça, on le savait bien elle et moi.


Je ne l’ai pas connue longtemps. Je ne l’ai pas connue beaucoup. Je ne l’ai pas connue assez. La métaphore de l’étoile filante, je ne l’aime pas. Elle rappelle avec trop de brutalité son chemin interrompu.


A-t-elle eu peur de la mort? Je ne sais pas. J’aurais voulu lui tenir la main. À quoi pensait-elle quand c’est arrivé? A-t-elle pu avoir des conversations avec ses proches? Son amour? Les gens qu’elle aimait? Ces questions tombent à plat devant moi.


Ce matin, je me suis levée tôt. Déjeuné. Brossé les dents. Je suis allée dans le garde-robe, j’ai sorti une jupe grise. J’ai mis un beau tricot rose en angora. Elle l’aurait aimé. J’ai mis mes collants, mes chaussures. Je me suis coiffée et mis du mascara. Boucles d’oreilles sobres. Je me suis fait un deuxième café et je me suis assise dans le salon. Devant la télé éteinte.


À 11 h, j’ai branché mon ordinateur dans la télé. Je me suis connectée à la cérémonie qui avait lieu au salon funéraire. Je n’avais jamais assisté à des funérailles en ligne. Ceux et celles qui l’avaient aimée ont lu des textes émouvants. J’étais là, en symbiose avec mon écran, à communier une dernière fois avec l’idée de sa présence, avec les siens et avec tout ce qui fut elle.


Après, j’ai mis mon manteau d’automne, je suis sortie. Le vent piquait un peu, le ciel penchait vers le sud-ouest.


Isabelle Larrivée

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