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Photo du rédacteurLa noctambule

L'homme au Stetson

Dernière mise à jour : 7 mai 2023


«Il faut beaucoup de temps pour oser faire un pas vers cela, vers ce songe immense,

ces architectures de lumière, cette intelligence du dehors.»

Hassan Wahbi, Cet obscur objet du désir poétique


Étrangement, au début du confinement, alors que tout le monde se précipitait pour lire ou relire La peste, d’Albert Camus, moi, c’est plutôt à Robinson Crusoé que je me suis collé. Sa peine à réorganiser l’ensemble de sa vie, à assurer sa subsistance et l’improbable rencontre d’un être vivant dans ce lieu de déréliction me parlaient davantage que la réflexion sur les ténèbres de la maladie et tout ce qu’elles peuvent faire ressurgir de grand et de petit de l’homme social.


Je me suis associée sans mal à la stupéfaction du marin écossais, à ses craintes devant l’inconnu et à son courage à prendre à bras le corps cette nouvelle réalité, car j’étais agitée par l’angoisse, soucieuse des multiples précautions à prendre, et inquiète de savoir à quoi la vie allait bien pouvoir ressembler, après. Le roman de Daniel Defoe se moulait parfaitement bien à ma nouvelle vie obligée et pas forcément sympathique. Sauf que pour moi, la seule rencontre improbable d’un être vivant fut celle, quotidienne, de mes semis de tomates qui poussent à une vitesse prodigieuse, comme pour narguer l’immobilité générale qui plombe la ville.


Les vies de grande solitude, ce ne sont pas les situations de confinement forcé ni les échouements sur des iles du désespoir qui les suscitent. La solitude peut s’agglutiner à un être humain dès sa naissance, ou apparaitre sous l’effet d’un incident, d’une déroute, d’un mauvais coup du sort. Elle peut être choisie. Pas uniquement, mais parfois par défaut. On peut accepter de s’en contenter, faute de mieux. Mais on peut aussi n’avoir pas conscience qu’on est seul, ne pas savoir qu’il existe une autre vie possible, hors de nos murs, une autre vie semblable à celle de la télévision, mais avec de vrais humains qui se retrouvent dans de vrais cafés ou au vrai cinéma. Tout cela peut n’avoir même jamais été imaginé au creux de cet exil qui ne se sait pas.


Ces solitudes-là ont besoin ni de pandémies ni d’îles désertes pour se vivre. Elles se méconnaissent puisqu’elles sont leurs propres murs, leurs confins individuels.

Vers le milieu des années 80, je préparais un certificat d’études arabes, et j’allais très souvent chez un locateur de vidéo palestinien sur la rue St-Hubert, tout près de Jean-Talon. Il possédait une impressionnante collection de films égyptiens en VHS. Sa boutique était exiguë, et les cassettes s'empilaient sur des étagères hautes presque jusqu’au plafond. Le commerçant connaissait par cœur son matériel. J’allais généralement chez lui avec des demandes spécifiques. Il mettait la main en un rien de temps sur le film demandé.


L’Égypte est l’un des plus gros producteurs de films de la région. Elle a su développer des infrastructures modernes. Sa littérature est riche et elle y puise allègrement. On n’a qu’à penser à la trilogie de Naguib Mahfouz portée à l’écran, et qu’on nous avait présentée en feuilleton une année, pendant le ramadan, quand je vivais au Maroc. De plus, ses créateurs — réalisateurs, scénaristes, acteurs et actrices — ont un talent fou. J’ai rarement autant ri au cinéma que devant un acteur comme Adel Imam (sauf pour Buster Keaton) ni autant pleuré qu’à regarder Faten Hamama. Mais l’Égypte peut aussi répondre à la demande des pays du Golfe qui exigent des conditions précises concernant l’apparition des femmes à l’écran. Cela constitue donc un important marché et en bref, depuis les tous débuts du XXe siècle, l’Égypte s’est construit une cinématographie enviée dans tout le monde arabe.


En descendant St-Hubert pour me rendre à la boutique d’Abdelhamid, je vois un jour, au loin, un homme marchant dans ma direction. Nous sommes en janvier. Une neige légère tombe. C’est un homme mince, pas très grand, qui attire Dieu sait pourquoi mon attention. Au fur et à mesure qu’il s’approche, j’arrive à le détailler. Il porte un long manteau noir, un peu trop grand aux épaules. Il est coiffé d’un petit chapeau d’homme, de style Stetson, en feutrine, en tout point semblable à celui que portait papa. Et plus il s’approche, plus mon souffle raccourcit : les gants, les couvre-chaussures, la rigidité pressée du pas… c’est papa, mort l’année dernière, par un jour de neige légère.


Je suis tellement troublée que je décide de m’appuyer à la devanture d'un magasin et de laisser passer ce fantôme devant moi, pour m’assurer qu’il ne s’agit pas d’une hallucination. Au moment où il passe, je reviens à moi.


— Mon oncle Léo !


Le petit homme se tourne et me regarde. Il a l’air perdu. Il scrute mon visage et visiblement, ne me reconnaît pas.


— Mon oncle Léo, c’est moi, votre nièce. La fille d’Albert…


Son visage s’éclaire.


— On s’est vu l’année dernière, aux funérailles de papa.


— Ben oui, je te reconnais, là. Comment vont tes enfants ?


— J’ai pas d’enfant, mon oncle. C’est ma grande sœur Ginette qui a des enfants. Moi, j’en ai pas.

Et un dialogue laborieux s’engage, dans lequel il répète chaque fois mes paroles comme pour se donner un élan avant de me répondre en phrases courtes. Il a le regard fuyant. Ce n’est pas moi qu’il regarde. Albert, Albert, répète-t-il à plusieurs reprises.


Je ne sais pas exactement quelle a été l’histoire de mon oncle Léo. Il était très particulier, ça, c’est clair. Il avait des petites manies. Par exemple, il frottait compulsivement son index droit sur la poche gauche de ses vestons. En s’usant, elles devenaient brillantes à cet emplacement précis. Parfois, l’une des femmes de la maison y cousait un empiècement pour éviter l’usure trop grande qui aurait nécessité l’achat d’un nouveau veston.


Nous avons appris de lui, par papa, qu’il avait, très jeune, failli se noyer. C’est papa qui l’avait tiré de l’eau. Et cela aurait laissé des séquelles. Mais papa ne sachant pas nager, je me demande quelle est la part de roman familial dans cette anecdote. Au moment de la conscription, papa l’aurait pris avec lui et ils se seraient tous les deux réfugiés dans le bois. Pour toute nourriture, ils avaient emporté un gros morceau de halva qu’ils auraient partagé pendant quelques jours, le temps que ça passe. Mais plus personne n’est là pour confirmer ces informations.


Le chemin de Léo s’est accompli cahin-caha, pas d’école, ou si peu et un jour, alors qu'il était encore tributaire de sa mère et de ses sœurs, il a fallu lui organiser une vie, lui procurer une sorte d’autonomie. Il devait travailler et avoir un chez-lui, parce que mes grands-parents prenaient de l’âge et ne pourraient pas toujours l’assister.


Quelqu’un lui a trouvé un emploi dans une manufacture d’assemblage de poupées, une chambre dans un appartement de la rue St-Hubert, au-dessus d’un magasin de boutons. Et sa vie n’a presque plus bougé.


Ses sœurs venaient le voir à l’occasion, s’assuraient qu’il mangeait correctement et que le ménage était fait. Ça, pour être fait, il était fait, le ménage. Rien ne traînait, ça reluisait partout. La leçon de l’hygiène, il l’avait bien intégrée.


Au travail, il était le personnage bizarre dont on aime bien se moquer, principalement parce qu’il n’entendait rien à la méchanceté et qu’on pouvait en profiter : un genre d’Akaki Akakiévitch, l’homme risible et bon.


J’imagine mal ce qu’était sa vie quand il rentrait chez lui le soir, après une journée passée au travail, à manipuler des corps de plastique, à y articuler bras et jambes, à y planter des mèches de cheveux. Sans doute assis dans un fauteuil vintage, devant une télé à antennes de lapin, il devait, comme tant de solitaires, s’abimer dans la seule version du dehors qui lui était accessible.


Chaque année, réglé comme une montre, on le voyait arriver à la maison. Il rendait visite à papa pendant ses deux semaines de vacances en juillet. Et alors que tous nos visiteurs passaient par la porte d’en arrière, lui sonnait très formellement à la porte d’en avant.


Nos parents nous demandaient, quand on avait de la visite, de rester un moment au salon pour jaser un peu, par politesse. Mais pour mon oncle Léo, on restait toujours un peu moins longtemps. On n’était pas certains qu’il était tout à fait là et en sa présence, le temps avait tendance à se diluer.


J’ignore ce qu’il faisait du reste de ses vacances annuelles. Peut-être faisait-il la tournée de sa fratrie, ce qui devait bien lui prendre les deux semaines au complet.


Mais sa fratrie avait des ramifications lointaines. Ma tante Rose s’était mariée en Louisiane, juste après la guerre, et y avait fait toute sa carrière d’infirmière. Et une année, Léo décide d’aller voir sa sœur.


Tout le monde est inquiet. Ne va-t-il pas se perdre pendant le transfert d’autobus à Atlanta ? Risque-t-il de se faire arnaquer, voler, violenter ? Les sœurs s’affolent, la mère, morte depuis longtemps, se retourne dans sa tombe et papa lui téléphone. C’est finalement ma tante Jeanne, la cadette et la plus proche de Léo en âge, qui calmera la tempête : Léo est un homme adulte, qui travaille, qui a l’habitude de circuler dans les transports, lâchez-le donc un peu ! Il n’a pas eu la même part que nous dans la vie, laisse-le donc partir si ça le rend heureux. Y’é majeur, après toute !


Le jour du départ, toute la famille l’accompagne sur le quai du terminus d’autobus. Léo a sa petite valise en carton à la main et son faux Stetson de feutre sur la tête. Chacun lui fait ses recommandations et on voit à un moment qu’il a l’air étourdi. Jeanne l’éloigne des autres en le tirant par la manche. Elle l’amène près de l’autobus et fait semblant de le pousser à l’intérieur en lui mettant un coup de pied au cul. Ça, il trouve ça très drôle, mon oncle Léo.

Rose l’attend sur le quai à l’autre bout du voyage. Cela fait des décennies qu’elle n’a pas vu son jeune frère, son petit canard boiteux.


Pendant 10 jours, il va visiter les parcs, les musées, les plantations. Il remarque ces arbres étranges avec des cheveux qui ploient jusque dans les marécages. Il trouve la nourriture trop piquante. Il tape du pied dans le bar jazz où l’amène sa nièce Susan. C’est comme s’il avait traversé sa télévision, comme si sa petite chambre débordait, et que la rue St-Hubert était en liesse. Ce fut sans doute là son Vendredi à lui.


Rose l’accompagne à l’autobus du retour. Léo est raide. Il ne s’approche même pas pour embrasser sa sœur. On n’a jamais trop su ce qu’il pensait, Léo. Elle pleure, elle le prend dans ses bras et continue, tant qu’elle le voit, de faire des grands bye bye à l’autobus qui s’éloigne.


Léo revient à Montréal et on le raccompagne chez lui. Dans la voiture, il ne raconte rien. Il opine du Stetson aux questions simples qu’on lui adresse. Et le lundi, il se tient debout auprès des corps défaits des poupées Shirley Temple qui continuent d’être très à la mode.


Quand je le rencontre, sur St-Hubert, la conversation se termine en queue de poisson.


— Tu salueras ta mère !


— OK, mon oncle.


Et je regarde s’en aller le petit frère de papa dont la démarche diligente porte indéniablement l’empreinte génétique de notre famille.

Mon oncle Léo a vécu longtemps, bien au-delà de sa retraite. Il n’a plus jamais voyagé. Les visites qu’il faisait et qu’il recevait ont peu à peu diminué, au rythme des décès de ses sœurs et de ses frères. Puis, il n’a plus quitté son île. Sauf pour les courses.

Léo a été terrassé, à la fin des années 90, par un violent AVC qui l’a emporté d’un coup sec au moment où il allait à l’épicerie, son Stetson à la main.


Avalé par son île, confiné à jamais dans sa solitude, cet éternel Robinson est disparu sans trop de bruit, dans la plus grande confidentialité. Sa vie n’a pas connu d’après puisque pour lui, rien n’y avait jamais été provisoire.


Isabelle Larrivée



Illustration: Chapeau Stetson feutre noir "Yutan", chez Ducatillon.

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