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Photo du rédacteurLa noctambule

L’Annonce

Dernière mise à jour : 24 mai 2020


Au collège, avant de donner mon cours sur le développement de l’explication dans le paragraphe de l’analyse littéraire, je prends 15 minutes pour discuter avec les étudiant.e.s. Certain.e.s sont bien informé.e.s. Quelques-un.e.s expriment des doutes. « Y croyez-vous, madame, à tout ça? » J’explique que ce n’est pas une question de croyance, mais de faits, de science. « Oui, mais qui vous le prouve? Qu’est-ce qui vous dit que c’est vrai? »


Je suis découragée. Les climatosceptiques ne font pas mieux. Ce genre de question me laisse en rupture d’arguments, pas parce que je n’ai rien à répondre, mais parce que leur désabusement, pour des jeunes de même pas 20 ans, me désarçonne. L’échange est bon enfant, certes, et on rigole, mais au fond de moi, je ne rigole pas du tout. Heureusement, cette réaction n’est pas généralisée.



À la pause, on apprend la fermeture des cégeps pour deux semaines. Plusieurs semblent inquiets. Je leur dis que nous allons essayer de garder le fil, de poursuivre le travail. Je vais leur envoyer des exercices de rédaction que je corrigerai. Les têtes acquiescent, ils sont rassurés. Les choses vont avoir une allure de continuité. On se dit au revoir. Je leur répète qu’ils peuvent m’écrire au besoin. Beaucoup d’entre eux sont fragiles au plan académique. Et beaucoup le sont au plan personnel. D’où l’importance d’être là, des deux côtés: à la fois pour le travail et pour eux.


Nous, les profs, sommes souvent une porte d’entrée pour explorer des solutions à des problèmes qui ne sont pas d’ordre pédagogique. J’ai reçu dans mon bureau des étudiant.e.s qui affrontaient des crises diverses : dépression, harcèlement sexuel, choc à la suite d’un évènement, que ce soit un vol ou un accident. Nous leur servons alors de courroie de transmission, de première ligne, d’oreille attentive. Cette partie-là du travail de prof est cruciale. Elle permet bien sûr de les soutenir et de les aider à trouver des appuis adaptés à leur situation, mais aussi, elle témoigne d’une relation de confiance extrêmement gratifiante, qui montre que le lien pédagogique si primordial a des prolongements dans des relations humaines de solidarité.


Au retour du cégep, et malgré l’heure avancée de l’Est, la ville est sombre. Dans mon quartier, je ne reconnais personne. Des rafales d’eau balaient les rues, chacun rentre chez soi prestement.


Un vent mauvais retourne contre eux-mêmes les trottoirs et les arbres. Les tuiles des toitures frémissent, se serrent les unes contre les autres. Les murs de la maison ondoient. La matière n’a plus de consistance. Je cherche fébrilement ma clef dans mon sac, pour enfin me mettre à l’abri, mais je ne la trouve pas. Comme si j’étais dans un rêve troublant où je voulais courir pour me protéger d’un danger, mais que mes jambes ankylosées m’empêchaient de fuir. Enfin, la voilà.


Désormais, au salon, l’océan s’est introduit, qui tempête et remue tout. Les couleurs et les formes sont altérées. Je ne m’attendais pas à ce que ma propre maison soit ainsi troublée. Je lutte contre les vagues qui viennent taper contre le mur du fond où ma très sereine Annonciation se fait bousculer. Pauvre elle. Je n’aurais jamais pensé la voir un jour dans une telle situation. Mais je ne peux empêcher la marée de menacer ses ocres, ses bleus et ses dorés. Le beau voile qui encadre son visage paisible lui donne maintenant l’air effaré d’un axolotl.


Confondue, je vais à la cuisine et sors un poisson du congélateur.


C’est le jour zéro du confinement.


Isabelle Larrivée





Illustration: L'annonciation, Antonello da Messina, 1474-75.

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