19 août 2019
Après, quand les enfants ont grandi, on va seule à la piscine avec sa petite salade et sa petite compote. Cette compagnie alimentaire ne nécessite aucune surveillance, mais n’a pas beaucoup à offrir au plan de la conversation. On la sort doucement du sac l’heure venue, sans qu’elle ait été réclamée à cor et à cri, il n’y en a que pour une personne et on trouve ridicule que cette portion réduite de nourriture nous renvoie à notre solitude.
Après, quand on n’a pas bien conduit sa vie de couple, croit-on, et qu’on se retrouve sans partenaire, on se sent fautive et l’on se dit « Si j’avais… » et « Si je n’avais pas… ». Ou bien « Il aurait dû… » et « Il n’aurait pas dû... » C’est la litanie des remords et des regrets. C’est ça, la suite des choses, parfois.
(À cet instant, un homme reçoit un coup de fil de son gendre lui annonçant que les contractions ont commencé, sévères. Ça va être pour aujourd’hui.)
Ce n’est pas facile de se retrouver seule à la piscine. Ça fait mijoter, après des années de piscine en famille et de cours de natation home made donnés aux enfants pour qu’ils apprennent à garder la tête hors de l’eau en toute circonstance.
C’est vrai que la piscine sans personne, ça fait ressasser. J’aurais dû apporter mon iPod. Ça m’aurait rempli les oreilles. Et ça m’aurait distraite.
Beaucoup de familles aujourd’hui. C’est dimanche. Il fait beau. L’été achève. Devant moi, ça ne s’invente pas, le sosie de Ricardo Larrivée. Avec femme et enfants. Deux enfants drôles et intelligents, et qui plongent magnifiquement bien. J’en conçois un peu d’envie. Derrière moi, une femme allaite son bébé. Je la salue. Il a cinq semaines. Un petit quelque chose de rose qui bouge. Le papa arrive avec deux autres enfants. Une fillette, 3 ans et un garçon, 6 ans, qui parlent franc.
(À cet instant, le gendre annonce à l’homme au téléphone qu’il est maintenant à l’hôpital avec sa blonde. L’homme raccroche, chaviré. Il sort de chez lui, enfourche son vélo et se dirige tout droit vers Maisonneuve-Rosemont.)
Un monsieur, tout près, fait l’étoile de mer depuis au moins 30 minutes. La 3 ans demande à sa mère : « Maman, pourquoi il est mort, le monsieur? » Sa mère éclate de rire. Moi aussi. « Il n’est pas mort, Claire. Il se fait bronzer. »
J’essaie de me plonger dans mon livre. Pas facile avec tout ce bruit, les enfants qui courent, une certaine morosité à combattre. Je n’ai d’ailleurs pas choisi le bon livre. Les écrits d'agonie de Clarisse Lispector ne sont peut-être pas tout à fait indiqués pour la piscine. Mais j’insiste un peu. Ça marche un peu.
Après, quand j’ai bouffé ma salade, essayé de lire, quand je suis allée nager trois ou quatre fois, je continue d’observer, tout en séchant, les jeux des enfants et des parents.
(À cet instant, l’homme tourne en rond dans une chambre d’hôpital et surveille le bout du couloir, dans l’attente de nouvelles.)
J’ai toujours aimé regarder la vie bouger tout autour, en spectatrice. Au Maroc, quand j’allais faire les courses avec Saïd, il arrivait souvent que je l’envoie seul pour mieux rester dans la voiture et observer les gens. Je disposais alors d’une loge de choix pour voir sans être vue. Les gens agissaient sans se sentir observés. Les vieux, assis sur une pile de coussins ou une canisse de peinture, jouaient aux dames avec des tranches de carottes pour l’un et de concombre pour l’autre. Dans la rue, les enfants faisaient tourner leur cerceau, généralement une jante de roue de vélo, à l’aide d’un crochet. Les femmes debout près des portes des maisons se racontaient à l’oreille des choses apparemment très drôles (se foutant le plus souvent de la gueule des hommes), ou bien venaient donner des taloches à leurs mioches pris dans une rixe pour arracher le dernier shewing gum ou pour accaparer le cerceau d’autrui.
(À cet instant, l’homme aperçoit sa fille sur une civière poussée par un préposé. La fille voit son père et lui fait des grands tatas de la main. À côté d’elle, le gendre qui porte le petit dans ses bras. Que l’homme soit abruti ou brillant, nanti ou démuni, pervers ou sympathique, la réaction sera invariablement la même à l’approche de l’enfant : une transfiguration. Il s’élève au-dessus de lui-même, dans un flottement fébrile, fort et fragile. Son corps semble mystérieusement associé à celui de l’enfant, une abolition. Plus rien n’existe que dans le regard posé sur cette petite vie. C’est l’humilité. Un instant d’épiphanie. Devant la naissance, on est comme devant la mort: confronté au miracle, à l’incompréhensible, au passage irrationnel entre rien et l’être, puis entre l’être et rien. La vie est un chiasme.)
Pulsation urbaine, organique. Déploiement contagieux de présence dans la moiteur d’août. « Il est toujours temps de renaitre », chante Vigneault.
Je reviens à la maison après cette leçon d’existence dont la fréquentation humaine me fait toujours cadeau.
Sur mon répondeur, un ami a laissé un message. Sa voix est chevrotante, je ne comprends pas d’abord s’il m’annonce un drame ou d’une bénédiction. Puis ce message : « Mon petit fils est né… ». Il pleure, et moi avec lui.
Après, au moment d’aller dormir, une lune brillante m’attend à la fenêtre de ma chambre et éclabousse mon oreiller.
Isabelle Larrivée
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