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Photo du rédacteurLa noctambule

Glace et soleil

Dernière mise à jour : 12 avr.



 

J’ai fait récemment deux rencontres singulières et troublantes avec la beauté qui pourraient à elles seules apaiser la soif de beauté d’une vie entière.

 

La première de ces expériences était de source humaine. Le patinage artistique nous place en effet toujours devant la grâce, la force et l’assurance, la capacité à sculpter des formes rigoureuses dans le vide, par le mouvement. J’ai été subjuguée devant les récentes performances de patinage artistique du couple Deanna Stellato-Dudek et Maxime Deschamps et du très acrobatique et très expressif Ilia Malinin. Mais bien que l’on soit face à des prouesses résultant d’un immense travail de la part des patineurs, et aussi de toute une équipe, on a l’impression, à l’observation, que les patineurs échappent aux lois de la gravité, à la logique corporelle pour entrer dans l’expression du sublime, où l’on ne percevrait plus que l’aura, le rayonnement au-delà de l’exécution physique comme telle. Comme si la performance était portée par quelque chose qu’on ne perçoit pas avec les sens, mais qui nous émeut profondément.

 

Cela étant, je peux bien faire une analyse féministe du costume et du maquillage, du rapport stéréotypé de genres, c’est vrai aussi, et peut-être que parfois, on est incapable d’en faire abstraction. Cependant, la géométrie des corps, leur complicité avec l’air, l’enchaînement élégant des figures, l’usage des bras, des jambes à des fins artistiques, le flirt avec la perfection, l’exercice même de la beauté l’emportent sur le reste.  

 

La seconde de ces expériences de beauté est d’origine céleste. Et je n’en suis pas encore revenue : je parle bien sûr de l’éclipse solaire totale qui s’est produite lundi. Nous avons eu la chance, au Collège de Rosemont, d’être accompagné·es dans cette aventure par des professeur·es de physique, de math et de chimie. Ces excellents pédagogues nous ont d’abord reçu·es dans l’amphithéâtre et ont expliqué, avec clarté, humour et générosité, ce qu’est une éclipse.

 

Ils nous ont ensuite laissé le soin de découvrir par nous-mêmes la beauté de la chose. Dans la cour du collège, une petite foule de profs, d’administrateurs, de professionnels, et surtout d’étudiants, commençait déjà à voir le léger empiètement de la lune sur le soleil. Puis a débuté le temps fort du spectacle, un moment de fébrilité où l’on vit le basculement du jour dans la nuit, une chute de la température, un étirement des ombres au sol, et où s’installe une ambiance véritablement surnaturelle.

 

Au moment de retirer nos lunettes de protection, j’ai eu l’impression d’être tout à coup autorisée à transgresser un interdit et à défier la puissance du soleil, les yeux dans les yeux. Quand il est disparu derrière la lune, les premières notes de Dark side of the moon ont retenti. Nous sommes restés comme sidérés. La vue de la beauté provoque un effet de suspension, de metaphorá.

 

En fait, je ne suis pas certaine d’avoir vu la même chose que tout le monde et à vrai dire, aucune photo ne représente non plus l’image qui s’est donnée à mes yeux. Mon cercle lumineux, qu’on appelle la bague à diamant, était plus large, mieux défini et d’une blancheur vibrante et incandescente. Il ressemblait davantage à un anneau de glace qu’à un cercle de feu. Aussi, le centre noir de la lune était plus petit, sans beaucoup d’importance dans l’ensemble. Et derrière nous, les cris d’excitation des étudiants qui un peu plus tôt nous cassaient les oreilles se sont soudain fondus dans la clameur générale.

 

Quelques minutes plus tard, sonnée dans ma chaise pliante, je me demandais comment j’allais pouvoir faire les rencontres individuelles que j’avais prévues, ensuite, avec quelques étudiants. J’avais encore le disque solaire dans les yeux, je voyais bleu autour de moi.

 

Le premier étudiant est rentré dans la classe, a pris place et s’est affairé à sortir son cahier et un stylo. Je lui ai demandé s’il avait vu l’éclipse. Il me répond : « Oui, madame. Je suis croyant, ces choses ont beaucoup de signification pour moi. Elles montrent à quel point nous sommes petits. » J’ai trouvé qu’il avait bien raison, mais je n’ai pas pu enchaîner, j’avais la gorge nouée. Je suis plutôt athée, mais malgré qu’on nous ait expliqué que le soleil, lui aussi, allait mourir un jour, j’ai eu l’impression d’avoir été témoin d’un moment d’éternité.

 

Pour moi qui connaîtrai mon éclipse professionnelle en juin, l’événement aura sûrement été un apogée dans mes années d’appartenance à la communauté de Rosemont.

 

Ces diverses sortes de manifestations du beau, que ce soit dans la contemplation artistique, sidérale ou autres, me laissent songeuse. Un peu triste, même. Les circonstances ont fait que je suis rentrée seule, le sac chargé de corrections. Mais s’il m’avait été possible de prolonger par une conversation, un échange, ce moment d’éblouissement, ma tristesse aurait sans doute laissé place à une soirée lumineuse de fraternité, de sororité.

 

Pourquoi ces moments sont-ils si rares ? Les vivrait-on avec une telle intensité s’ils revenaient plus souvent ? Pourrions-nous vivre sereins s’ils n’existaient pas ? Pourrait-on vraiment goûter la beauté si nous n’en partagions pas le spectacle avec les autres ? En quoi ces épiphanies nous transforment-elles positivement, un peu à chaque expérience ? Mystère, mystère, mystère. J’ignore si mes collègues scientifiques sauraient répondre à ces interrogations…



Isabelle Larrivée

Illustration: Pinterest

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