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Photo du rédacteurLa noctambule

Fondu au noir

Dernière mise à jour : 1 mai 2023



C’était un soir de rendez-vous chez l’acupuncteur.


J’étais sortie de la piscine à 18 h, les cheveux mouillés.

Le vent était chargé d’une odeur écœurante de fumier de porc qu’on devait épandre dans les champs les plus proches. Un bruit de fond, comme un acouphène urbain, sourd et pesant, envahissait mes trompes d’Eustache et rendait tout insupportable.


Juchée sur son échafaudage hydraulique, les écouteurs sur les oreilles, une artiste se consacrait entièrement à la réfection de la murale du quartier. Armée de ses pinceaux et de ses couleurs, elle se tenait le visage collé au mur, et elle traçait les formes et les ombres de cette œuvre montrant un drapé de tissus chatoyants qu’une femme plie patiemment.


J’ai eu à peine le temps de rentrer à la maison, de poser mon sac et d’étendre ma serviette et mon maillot. J’avais noté l’adresse sur un post-it. Je suis partie.


La rue Saint-Urbain défilait devant moi, calme et sombre. Les voitures, étrangement coordonnées, se croisaient comme dans une chorégraphie de festival. Je me suis engagée à gauche sur Saint-Joseph, et après quelques détours obligatoires, selon le réseau de sens uniques dicté par l’arrondissement, j’ai remonté De Bullion. J’ai tout de suite trouvé un stationnement. Cela m’a semblé presque étrange, considérant l’achalandage permanent de ce quartier.


De Bullion, c’est la rue où mon père habitait quand sa famille s’était installée à Montréal après une longue et fastidieuse descente progressive le long du fleuve, dans les années 30. Partis du Nouveau-Brunswick, ils s’arrêtaient dans les villes où mon grand-père pouvait travailler un an ou deux. Puis, ils avaient abouti à Montréal, où il y avait peu, mais davantage de travail. Depuis l'époque, ce quartier avait bien changé. Mais trêve de digression.


J’ai continué à pied sur le tronçon de rue qu’il me restait à parcourir. L’humidité collait, je pouvais sentir une légère brume se déposer sur mes joues. J’ai marché sur la piste cyclable, juste pour déranger. Au pied des maisons basses et sans solage, des LOUPS, ces chacals de caniveau, longeaient les murs, le regard acerbe, à l’affut d’une proie à leur mesure.


J’ai vu, de l’autre côté de la rue, un tas de feuilles qui avaient dû être amassées et entassées par un résident, pour faire propre. J’ai traversé et j’ai tapé dedans avec mes Nike. Je les ai envoyées de tous bords tous côtés, j’ai défait la belle unité, la belle cohérence du tas. Encore pour déranger.

Après avoir franchi les douves, j’ai sonné à la porte de l’acupuncteur. Il m’a ouvert, m’a fait ma saignée et je suis repartie.


Au retour, j’ai vu la lune glabre insister à travers les branches rachitiques des arbres. Elle semblait m’indiquer un trajet qui m’aurait menée trop loin. Je n’ai pas suivi ses indications.


Sur l’avenue du Parc, l’asphalte était comme un velours noir et fané. Les pneus de ma voiture y étaient accueillis dans la plus grande douceur. L’obscurité brumeuse rentrait par ma fenêtre, glissait et tournoyait sur les banquettes.


L’ancien poste de police 34 affichait en alternance l’heure et la température en néon rouge : 20 h 8… 4°C… 20 h 9… 4°C… 20 h 10… 4°C… J’ai senti qu’un piège était en train de se tendre.


Puis, sans crier gare, l’avenue du Parc s’est mise à rétrécir. L’horizon s’est clos petit à petit, comme le cercle d’un fondu au noir de film muet.


Au dernier moment, j’ai vu les mains d’Hubert tenter de tenir le cercle ouvert, j’ai reconnu sa bague à tête de mort. J’ai vu ses avant-bras, ses muscles impuissants qui saillaient à force de vouloir tirer sur les rebords du cercle devenant de plus en plus étroit. Mais Hubert a été avalé par la nuit noire et avec lui, tout a disparu, me laissant dans un monde hostile, comme une protagoniste de roman, emprisonnée derrière un mur invisible, où un acupuncteur qu’elle ne connait pas lui fait une saignée tous les mercredis soir.


Je ne suis jamais arrivée à la maison, je n’ai pas vu que le sac de recyclage, jeté au bas des escaliers à mon départ, avait été éventré.



Isabelle Larrivée



Photo: « Le Voyage dans la Lune » de Georges Méliès

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