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Photo du rédacteurLa noctambule

Fleur de l'âge



Quand cesse-t-on d’être jeune ?


Je me pose souvent cette question en espérant trouver dans les mots les ressources nécessaires à repousser les tentacules du temps qui m’enserre.


Non, à vrai dire, cette question m’obsède. Y a-t-il une fin à la jeunesse ? Un moment où se produit le grand basculement du côté

descendant ? Y a-t-il un temps de résignation, de renoncement, où l’on penche la tête, où l’on courbe l’échine, où l’on se dit : « Ça y est, c’est tout pour moi, mon heure de gloire n’aura pas lieu. Je suis maintenant vieille. Ou vieux ». Un temps de tarissement des hormones, de réduction de la masse musculaire, de grisonnement des cheveux, un temps de rides et d’oubli, de chairs qui pendent, de seins et de sexes mous, un temps de douleur aux genoux. Sénescence, outrage, décrépitude. Quel joli vocabulaire pour parler d’une période de la vie que l’on n’atteindra que si l’on a de la chance et une bonne génétique !


J’ai toujours trouvé absurdes les gens qui résistent au travail du temps, accrochés aux aiguilles de l’horloge pour les empêcher de tourner. Mais à chacun ses angoisses. On peut mal vivre son corps et chercher son salut psychologique dans les artifices. Cependant, aucune dissimulation ne parvient à camoufler les incontournables modifications du corps et de l’esprit. Les nier revient à les mettre en évidence. Le passage des saisons transparaît toujours. Qu’on le veuille ou pas. Sauf, évidemment, pour Jane Fonda.


Je voulais parler de la fin de la jeunesse, et me voilà à décrire le temps de l’âge.


J’aurais aimé dire que s’il y a quelque chose qui ne se perd pas, c’est le goût de vivre. Je me serais tout de suite sentie ridicule. Beaucoup perdent le goût de vivre au moins une fois dans leur vie. Les jeunes aussi. Cela est un trait commun qui transgresse les frontières générationnelles. Nous sommes solidaires dans la perspective de n’avoir plus envie de jouer à tout ça. Jeunes et vieux pêle-mêle. Confondus. Tous égaux devant cette éventualité.


Mais la jeunesse ne peut se mesurer à ce qui n’est pas encore perdu.


Un jour, un gars m’a écrit : « OK boomer ». Je ne me suis jamais identifiée à la génération d’après-guerre, pour la bonne raison que je n’en suis pas. Je suis née dans un entre-deux indéfini, et je trouve que c’est très bien comme cela. Alors le fait que l’on m’assigne de manière aussi violente et définitive à quelque chose que je ne suis pas m’a donné le sentiment d’être atteinte d’une maladie qui ronge les os et qui vous défigure dès la naissance, d’une dysplasie du visage, d’une scoliose radicale ou d’une atroce malformation cervicale me tordant le cou et m’empêchant de relever la tête. Pas à cause des boomers, non, mais en raison plutôt de l’usage qui était fait du mot en tant qu’insulte. Une insulte faite à quelqu’un en raison de son âge.


À vrai dire, en ce moment, je suis heureuse d’être moins jeune que les jeunes. Pourquoi ? Parce qu’à cette période de ma vie, j’allais au bar toutes les fins de semaine, reliée à mes comparses comme par un étrange et indécrochable cordon vital. Le cinéma à répétition et les interminables conversations pour revisiter le film, le défaire et le refaire. J’appartenais au monde des humains, je vivais par l’intermédiaire de mes potes de centre-ville. C’était l’osmose permanente. Rien n’existait sans eux et nous construisions ensemble un monde nouveau pour le mettre à notre main parce que nous allions l’habiter et qu’il nous faisait la promesse de nous appartenir. Nous respirions le même air au même rythme. Ils et elles m’étaient indispensables. Nous étions ensemble. Terminer sa journée de cours ou de travail nous mettait dans un état euphorique. À la perspective de nous retrouver, nous recommencions l’élaboration du sens de tout. J’ai croqué dans cette pomme des années durant. J’aimais les autres. Je les aimais. Rentrer chez moi était une punition. Et ce l'est encore, parfois.


Comment pourrions-nous aujourd’hui, dans l’état actuel de notre vie sociale, ne pas comprendre le goût des jeunes pour les autres ? Dans leur personne, dans leur vie tout entière, l’appel de la compagnie des autres résonne. Et comment ne pas prendre faits et actes de la souffrance qui accompagne ces deuils et ces séparations ? Les ressentent-ils comme un vieillissement précoce ? Certes, ils n’en souffrent pas tous, mais tous en sont frappés, comme disait l’autre. Et pour l’heure, leur désir de se voir et de respirer en commun devrait inviter à la tolérance. Pour que les permissions ne se prennent pas dans le sentiment de la délinquance et de l’infraction, mais dans le leste léger que l’on s’autorise à se donner.


On cesse sans doute d’être jeune quand on perd ce goût d’aller vers les autres. L’idée de se refaire sans cesse est inhérente à la fréquentation des humains. Aucun humain n’est fait pour être seul, pour vivre dans la chambre noire de sa mémoire, sans présent.


Le parc Jarry respire lui aussi à travers ces petits attroupements de gens qui bavardent et rigolent. Et pour tenter de répondre provisoirement à mon interrogation du jour, la fin de la jeunesse n’est pas l’étape des rhumatismes, mais bien le moment où l’on trouve l’esseulement supportable.



Isabelle Larrivée



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