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Photo du rédacteurLa noctambule

Femme au jardin

Dernière mise à jour : 20 août 2020

Janvier-février 1999





Au cours d'une conversation tendue avec Georges, je me rends compte que je vais mourir bientôt. Ça m'échappe, au détour d'une phrase. Il s'esclaffe, m'accusant de prétexter une autre fois des catastrophes pour avoir le dernier mot. Je le laisse parler. Je suis intimement persuadée de l'aspect prémonitoire de mes paroles, et lui de ma mauvaise foi. La discussion s'arrête là. Je suis bouleversée.


La semaine précédente, j'ai balayé du revers du bras, en un geste foudroyant, le dessus de mon bureau. Plus rien ne collait, les pièces diverses des dossiers de clients semblaient les morceaux d'un gigantesque puzzle constitué de milliers de fragments irréconciliables. Tout m'apparaissait d'une incroyable insipidité. J'avais l'impression que je m'étais trompée de métier, trompée de vie, trompée de mari. Un gâchis. Je ne connais plus la paix, les enfants me prennent tout le temps dont j'aurais pu disposer pour me refaire, et l'irrégularité de Georges à la maison ne me facilite pas la tâche.


Le constat est difficile à faire, mais il est incontournable : nous avons peu à peu égratigné, d'un reproche à une engueulade, la fine couche de rationalité et de bon sens qui enrobait notre couple, et avons atteint ce point de non-retour où la prochaine étape sera vraisemblablement celle de la brutalité. Je ne veux pas en arriver là, pas moi, pas lui, pas nous. Mais nous ne nous comprenons plus. Nous parlons des langues étrangères, et il n'existe aucun couloir dans lequel nous pourrions nous rejoindre. Je me demande si cette façon de percevoir les choses est juste ou si elle est induite par ma décrépitude, mais j’en suis là de ma réflexion.


Après avoir dû supporter le regard de Georges qui a une fois de plus l'air de me prendre pour une illuminée, je vais m'assoir à côté de la cage des oiseaux et les observe longuement.


Au bout de quelques minutes, mon pouls s'accélère et fait monter ma peur à une vitesse vertigineuse. Ou peut-être est-ce l'inverse, je ne sais pas. Georges sort en claquant la porte. Les enfants ne sont pas encore rentrés de l'école. Je suis seule. Il fait froid. Je respire rapidement.

Pendant combien de temps je reste là, assise et étourdie? Le soleil décline, puis j'entends des cris et des rires dans les escaliers. Je sens soudain quelqu'un qui tire ma manche avec insistance. Sybille me regarde d’un air interrogateur. On a faim, maman. Je me rappelle que je devais leur préparer à souper. Mon battement cardiaque résonne comme un compte à rebours inéluctable. Je leur réchauffe n'importe quoi, ils mangent n'importe comment. Habitués à ma discipline, ils se mettent ensuite sous la douche en se chamaillant, presque réjouis que pour une fois, je ne fasse pas irruption dans la salle de bain pour leur demander de baisser le ton. Je les aide à mettre leur pyjama, je les mets au lit sans leur raconter d'histoire et je retourne m'assoir à côté des oiseaux.

***

Il doit être vingt et une heures quand Georges rentre. Il vient se placer debout devant moi, immobile, méfiant, menaçant. Je n'ai pas envie de reprendre notre conversation. Il rentre dans la petite chambre où il se réfugie toujours quand nous nous sommes engueulés, et la voix des Fleetwood Mac filtre sous la porte en même temps qu'un rayon de lumière jaune. Je n'ai pas encore pu bouger. Un à un, les êtres de cette maison s'endorment et je reste là, à guetter la mort.

***

Je n’ai pas fermé l’œil lorsque le réveille-matin sonne. Les enfants vont prendre leur petit déjeuner. Je sens tomber sur moi un courant d'air froid. Je frissonne une fois, une seconde fois. Quand je veux me lever pour vérifier les sacs d'école et les gouters, je sens que le poids de mon corps me retient à la chaise. Je demande à Georges de le faire. Il râle et se plaint de ma fainéantise. Je ne lui dis pas ce que je pense, ma bouche refusant de s'ouvrir pour des choses autres que strictement pratiques et fonctionnelles.


Lorsqu'ils sont tous partis, j’arrive à me décoller de ma chaise et à téléphoner au travail pour les prévenir de mon absence.


Puis, je rentre sous la douche pour tenter de me dégeler. L'eau chaude calme mes palpitations. Je me sens mieux. Mais la peur m'habite toujours. Je ne sais ni quand, ni où, ni comment la mort va venir. Je sais qu'elle était proche, qu'elle rôde.


Je reprends ma place, immobile, maladroitement drapée dans mon peignoir de ratine humide. Des frissons me parcourent à nouveau. Je suis là où j'ai élu domicile depuis une quinzaine d'heures, lorsque je la vois, au loin, sur le sol, s'approcher, gluante et lourde, rampant, mendiant sa vie à chaque seconde, perpétuellement au bord du gouffre et bravant tous les dangers. Elle s'avance sans membre, sans regard, sans visage, résolument tournée vers moi comme si j’étais sa cible, comme si elle avait été programmée de toute éternité pour m'atteindre, me rejoindre dans ma torpeur et malgré la sienne. Cela n’est ni tout à fait un ver ni tout à fait une sangsue. Davantage une texture à demi-vivante et baveuse qu'une bête. Des rayons de lumière éclaboussent le sol où elle se prélasse dans une torsion horrible et dégoutante. De centimètre en centimètre, elle gagne un peu sur le vide qui nous sépare. Je tente de me lever, de changer de pièce, d'arracher mes yeux de ce spectacle écoeurant où se joue le commencement de ma fin, mais je suis désormais rivée à ma chaise. À mes côtés, les oiseaux poursuivent leur petite vie excitée et superficielle.


Je n'ai pas connaissance du retour des enfants pour diner. J’entends à peine au loin: "Maman est malade, elle est trop fatiguée, viens on va chauffer de la soupe". Mais ces voix me proviennent d'un monde auquel je n'appartiens déjà plus, happée par ma fascination pour l'atroce bête qui s'approche de moi avec la régularité infaillible de l’horloge, dévorée par ma peur de cette chose immonde dont la détermination tranche radicalement sur l'hésitation dont j'avais été la proie toute ma vie.

***

Je me rends vite compte que mes pieds sont atteints, malgré le relatif éloignement de la bête. Le visqueux m'a rejointe par contamination et entre mes orteils apparait cette substance pestilentielle dont elle est enduite. Je tente de faire bouger mon gros orteil; il est comme collé par ce suc poisseux et tous mes orteils bougent d'un même mouvement glaireux. Une odeur parvient à mes narines et fait vaciller toutes les références olfactives que ma mémoire a pu enregistrer jusqu'alors. Je sens monter en moi une nausée gigantesque et mon corps est secoué par un subit resserrement de mon estomac. Je tressaille deux ou trois fois et m'évanouis, accrochée aux bras de la chaise qui me retient prisonnière.

***

Je baigne dans la pénombre la plus totale lorsque je sens qu'on s'agite autour de moi. L'odeur familière de transpiration de mon mari me semble alors comme le plus délicieux des parfums de la terre. Un sanglot d'enfant me parvient, mais je n'arrive plus à réagir, ni à tourner la tête, ni à porter mon regard vers l'endroit d'où provient cette plainte. Je fais l'expérience du vide, puisque deux hommes, me semble-t-il, soulèvent ma chaise et me transportent vers mon lit où ils tentent en vain de m'étendre. Ils scient les pattes de la chaise ainsi que la partie du dossier où mon dos n’est pas soudé par le ciment putride. Les bras de la chaise et les miens, le siège et mon tronc ne font qu'un et je garde, même étendue, la posture assise. Au sol, avant qu'ils ne m'emmènent, j'observe une trainée collante et délétère, trace du passage de la chose qui m'emporte. Sans être réellement morte, je n'existe plus pour eux, pour ce monde.

***

Je demeure longtemps dans cette posture. Jusqu'à ce que je ne sente plus du tout mon corps, mes jambes, mes bras, jusqu'à la privation complète du sens de la vue et de l'odorat. Seule demeure l'ouïe, dont j'use largement dans cette nouvelle forme de vie qui est la mienne. Je suis totalement envahie par la glu marron et puante qui m'a immobilisée, et tout le monde fui la chambre où j'ai été entreposée. J'entends souvent les enfants pleurer, et la voix de leur père tente de les consoler. Il est un bon père, de cela, j'en ai toujours eu la certitude. Je ne peux plus rien pour eux, même si je suis totalement déchirée par leur malheur.


Comme je ne me nourris plus, il leur arrive de m'oublier des journées entières, ou de ne faire qu'entrebâiller la porte pour jeter un coup d'oeil. Je les entends alors invariablement courir vers la salle de bain adjacente à ma chambre, et vomir. Quand ils osent entrer, ils m'aspergent d'eau parce qu'ils croient que ce peut être là une ultime nourriture, et tâchent aussi de me faire un maximum de lumière en laissant en permanence les rideaux ouverts. J'apprécie la chaleur du soleil, c’est l'une des seules sensations que je goute vraiment.


Peu à peu, je trouve un certain confort dans cette situation. Mon lit a fini par se faire à moi. Il a épousé les moindres contours de mon corps contorsionné. Il est hospitalier.


Car quotidiennement, je me transforme. C’est mon tronc qui se raidit d'abord. Bien que je ne puisse plus bouger mes bras pour me tâter, je commence à ressentir une rigidité s'installer progressivement dans mon dos, dans mes épaules, dans mes hanches.


Puis, je cesse de distinguer la séparation entre mon tronc et ma tête. Tout s'épaissit, se fige en un seul morceau. Ma peau aussi change d'aspect, de couleur. Jamais je n'ai été aussi enrobée. Je me résorbe au-dedans de moi. Quand je dis "je", je veux dire ce qui demeure pensant en moi, ce qui parvient à raisonner encore, ce qu'il me reste de conscience et d'esprit. Et je suis bien ainsi. Je peux continuer à exister, d'une certaine façon, sans les contraintes que la vie m'avaient imposées pendant les dernières années de mon humanité. Tout cela ne m'empêche pas de souffrir et d'ailleurs, je développe une souffrance particulière, inhérente à ces modifications fulgurantes, mais l'essentiel, c'est que j'ai toujours ce qu'il me reste d'oeil sur mes enfants.

***

C'est Benjamin qui s'en aperçoit le premier. Il rentre dans ma chambre un matin, muni d'un pince-nez, pour se cacher de sa soeur qui veut le trainer à l'école. Impulsivement, il referme la porte et se tient debout, à faire le moins de bruit possible. Il en profite pour m'observer et découvre les petites ramifications qui prolongent mes orteils et la plante de mes pieds. "WOW", fait-il, à demi surpris et à demi terrorisé. "Maman pousse, maman pousse!" Et il sort en courant prévenir sa soeur et son père du curieux phénomène qui est en train de se produire. Ils s'élancent vers la chambre et constatent qu'en effet, jaillit de moi comme d'un éclat de vie persistante, une prodigieuse multitude de radicelles qui semblent désespérément se chercher un terreau plus confortable que le couvre-lit qui me sert de sol. Georges reste éberlué. Les enfants, eux, cherchent déjà des solutions à cette situation. "Et si on la plantait dans la cour?" risque Sybille. Ils la regardent, incrédules au départ, mais cela peut être la meilleure solution. Ils prennent encore quelques jours pour réfléchir, le temps que commencent à apparaitre au bout de mes doigts des petites pousses verdâtres qui achèvent de les convaincre. Bien sûr leurs scrupules les freinent, mais que faire d'autre?


Le vendredi suivant, ils creusent un assez grand trou au fond de la cour, près du cabanon où ils rangent les articles de jardinage, et y enfoncent assez profondément ce qui s’apparente à mes pieds et à mes jambes. Ils comblent le trou avec une terre riche et noire qu'ils ont commandée du plus grand pépiniériste de la ville, et déplient la bâche bleue dont ils vont me couvrir pour me mettre à l’abri des regards indiscrets. Car malgré mes grandes mutations, il est encore évident que j'ai été un être humain.


Avant que ne s'abatte sur moi ce voile d'azur, Benjamin ne peut réprimer un sanglot lourd, suivi par Sybille qui a jusque-là fait preuve d'un sang-froid à toute épreuve. Georges demeure en apparence impassible, et se contente, lorsque les enfants entrent, de passer sur ce qu’il me reste de poitrine, sa grande main rugueuse et chaude.


Quand ils vont dormir ce soir-là, j'ai la sensation d'avoir enfoui ma culpabilité et mes remords à leur égard, sans qu'ils n’aient dû se résigner à me voir morte, enterrée et disparue à jamais.

***

Je deviens en quelques années un arbre certes résistant, mais d'aspect étrange, presque affolant. Mes racines, en se développant, ont avidement plongé dans mon lit de terre fertile, et se sont réparties sur une bonne surface de la cour. Mon tronc a gardé un certain aspect humain, mais s'est épouvantablement tordu et déformé. On dirait qu'il a été confronté aux plus violents des vents du nord où qu'il a dû résister à de terribles intempéries. Il a acquis, en d'autres termes, une expérience qui l'a renforcé, mais affreusement enlaidi. Je crois que j'aurais préféré qu'il demeurât plus fragile, mais d'aspect plus agréable. Quant à mes bras, ils se sont définitivement dressés vers le ciel qu’ils semblent implorer, et comptent une quantité de pousses annexes qui vont en tout sens, un peu follement, de manière désordonnée. À mon grand désarroi, nul oiseau ne se pose sur moi pour égayer de son chant les journées lancinantes que je traverse. Tout en moi est repoussant, et si je n’étais pas la mère de mes enfants, je crois que je ferais l'objet des plus terribles attaques humaines, que je serais déracinée et anéantie, soustraite en tout cas à leurs yeux sereins et frais.


Mais au lieu de cela, je suis heureuse de les voir prendre l'habitude de venir s'assoir à mes pieds pour lire, et je peux mesurer très précisément leur croissance à force de les observer petit à petit égaler puis dépasser mes branches inférieures. Le vent aidant, je peux distribuer, grâce à des mouvements naturels, des caresses contre leurs joues douces et roses. Je sens leur dos prendre appui sur mon tronc et me dis que je peux quand même continuer d'être un soutien pour eux. Ils me parlent souvent, l'un et l’autre en cachette. J'entends leur voix prendre de la maturité et je sais qu'ils évoluent bien.


Pour les consoler de la disparition de leur maman, j'essaie en tant qu'arbre de leur prodiguer l'ombre la plus fraiche qu'il m'est possible de prodiguer. La nuit, à l'heure où personne ne peut plus rien voir, j'étire mes branches les plus hautes et m'introduis dans leur chambre pour remonter leur couverture ou éponger de mes feuilles leurs fronts humides de cauchemars.

***

Les tempes de Georges devinrent grises. Il ne se remaria jamais. Il continua de retourner la terre autour de mes racines, et s'assura que je ne manquais de rien dont un arbre pourrait avoir besoin. Lorsqu'il s'approchait de moi, il levait à peine les yeux, comme s'il avait honte de regarder en face son ex-épouse, comme si ce que j'étais devenue lui était à jamais insupportable. Je regrettai qu'il ne prenne pas plus souvent la peine de me caresser. Cela m'aurait fait grand bien. Il se serait peut-être ainsi quelque peu remis de ma métamorphose en appréciant mon corps tel qu’il était devenu. Mais il préféra noyer son chagrin dans les engrais, car il croyait que cela constituait la plus éminente preuve d'amour pour moi. Les hommes sont parfois si abstraits.

***

Il mourut plusieurs années plus tard. Les enfants étaient alors installés en couples, mais aucun n'eut le courage de vendre la maison et ils vinrent tous les dimanches lire à mes pieds avec leurs enfants. Ce beau petit monde grandissait et moi, forte de la vivacité remarquable de ma sève et en dépit de mon allure repoussante, je continuais de veiller sur eux et de les entendre vivre. Et cela me procurait un bonheur innommable. Je me sentais éternelle.

***

Plusieurs années après la mort de Georges, la municipalité fit refaire le cadastre de notre quartier. On se rendit compte que la portion de terrain sur laquelle je me trouvais appartenait en fait au voisin d'en arrière.


Quand on dépêcha les tracteurs pour arracher la clôture qui séparait les deux cours, on demanda au voisin s'il voulait me préserver ou s'il préférait qu'on m'arrachât aussi. Il choisit l'arrachement, son terrain ayant été parfaitement bien paysagé. De plus, j'appartenais à une variété étrange et rare, que même son beau-frère botaniste n'avait pu identifier. J'aurais détruit, en quelque sorte, l'équilibre et l'harmonie du jardin. Mieux valait m'éliminer.


Les enfants eurent beau batailler, rien n’y fit et ils se résolurent, après toutes ces années, à faire le deuil définitif de leur mère.


D’ailleurs, mon abattement tombait bien, car justement, le voisin avait une cheminée au sous-sol de sa maison et il avait besoin de buches bien sèches et bien dures. L’année suivante, il ne subsistait plus de moi que quelques morceaux d'écorce égarés dans la corde de bois qui m'avait succédé près du feu.

***

Maintenant que je ne suis que cendres, que je suis retournée à la terre, maintenant que je mesure vraiment la distance qui me sépare de mon humanité, je crois bien qu'à travers ces métamorphoses, je suis restée la même, tapie au fond de moi, cachée, à observer, à épier le monde et l'univers sans jamais savoir comment je pourrais y intervenir. Je n'ai jamais su d'où je venais, et j'ai eu le sentiment intime que j'avais longtemps marché avant d'en arriver là, que j'avais maintes fois eu à émerger, à reprendre le fil, le cours de mon existence. Jusqu'au prochain embranchement, jusqu'au prochain croisement avant la prochaine perte, le prochain enfouissement.


Seuls mes descendants sont demeurés dans ma fibre, et une partie d'eux a flambé avec moi. L'Éternité nécessite quelques petites pertes, quelques petits sacrifices.

Maintenant que je n'entends plus ce qui se passe, que toutes les voies d'accès vers la vie m'ont été fermées, maintenant, je suis d'ailleurs, je suis ailleurs.


Isabelle Larrivée


Photo: Twisting wind, Charles Roff, 1979

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