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Photo du rédacteurLa noctambule

Eschatologie rue St-Denis

Dernière mise à jour : 20 août 2020

12 septembre 2019



Il pleuvait au retour. Blottie sous mon parapluie, je regardais mes petites chaussures de suède avancer sur le trottoir en tâchant d’éviter les flaques, du moins les plus grosses. Cette main sur la poignée du parapluie m’était étrangère. La mèche de cheveux subitement dans ma bouche, d’où venait-elle? À qui appartenait-elle? Mes jambes lasses qui s’agitaient là-dessous et qui persistaient dans leur marche supportaient un corps vouté par tout ce que j’avais entendu pendant ce week-end consacré à la perspective de l’effondrement. Et il fallait encore, malgré tout, essayer de raisonner. Pourtant, tout venait de basculer.


Ce sentiment d’une altération de la réalité, je l’avais déjà expérimenté. Quand tout change de forme, de texture, quand le sol devient gélatineux et se dérobe, quand la nausée de l’incertain nous prend et que l’on revisite le moule habituel de nos perceptions. J’étais tout à coup obsédée par ce qui allait venir, par l’inexorable mouvement du temps vers l’avant. Et, ne faisant plus de distinction entre petites et grosses flaques, je cherchais frénétiquement des solutions, des manières d’en sortir, je tentais d’envisager la possibilité d’une fragmentation sereine. Car si l’on peut concevoir un temps linéaire, inscrit dans la clôture, ne pourrait-on pas comprendre le temps comme étant consigné dans une circularité jamais refermée, séparée de lui-même par une fissure qui détraque le mouvement et où peut s’inscrire la poésie, la trace et la différance?


Le mot est lâché. L’espace d’un instant, cette sensation familière me rappela un cours sur Derrida donné par Georges Leroux, en 1984. Après la séance du 9 février, nous étions ressortis de la salle de classe avec cette impression que tout venait de se renverser, que le temps n’avait pas simplement comme origine et comme fin des points liés par une ligne droite, mais qu’on pouvait aussi le saisir comme un mouvement circulaire plus conforme à la vie et aux possibles, comme des champs à explorer, à défricher. En bref, si nous devons mourir, me disais-je, nous mourrons, mais nous approcherons la mort avec de nouvelles certitudes, avec l’assurance d’un juste retour des choses.


J’ai mis 20 minutes à arriver au coin de Parc et Mont-Royal pour prendre mon autobus. Je m’étais peu à peu disséminée dans l’air humide et si je savais où j’allais, j’y allais avec l’impression de n’être déjà plus tout à fait là, dans la réalité. La vitre de l’autobus était sale et me faisait voir la rue, les gens, à travers un brouillard gris, boueux. Le monde me devenait illisible.


À la fois, j’avais le sentiment un peu désagréable d’être subitement détentrice d’un secret, d’une information, de dates que je ne pouvais communiquer à personne. Comment dire à mes enfants et même à mes proches que le grand effondrement est prévu dans la décennie 2020-2030? Qu’à partir de là, on parlera vraiment d’« effondrement », c’est-à-dire que les besoins de base ne seront plus accessibles à une majorité? Comment rappeler que depuis les années 70, des cris d’alarme ont été lancés et que personne n’a bougé? Des livres comme Diet for a small planet (1971), par exemple, et son complément Recipes for a small planet (1973), faisaient déjà l’analyse du problème de la consommation de la viande. Comment dire que cela est su depuis 1984, que depuis 2012, on considère la cause comme étant perdue? Bien sûr, l’on me prendrait pour une hurluberlue catastrophiste et moi-même, je me sens comme une initiée un peu honteuse à la fois parce que je sais, et parce que je crois qu’il est préférable de tenir mes proches dans l’ignorance. Le déni me semble une posture plus confortable.


Je nous regardais ce week-end, tous de bonne volonté, dans nos ateliers, à essayer de penser des solutions de transport, de monnaies locales, chacun cultivant un jardin, et je me disais que peut-être dans 20 ans, si je n’ai pas encore cassé ma pipe, nous nous souviendrions de ce week-end en riant et en nous trouvant ridicules! Ce serait l’idéal. Mais d’ici là, c’est à une sortie de crise qu’il faut réfléchir, immédiatement, non pas pour éviter l’effondrement, il est trop tard, nous y sommes déjà, mais pour nous donner des moyens collectifs d’y faire face et de survivre. Déconstruire un monde pour en imaginer un autre : cette possibilité nous est offerte sur un plateau d’argent. Faire tout de suite un pas vers cette grande transformation, sans occulter les sacrifices qui seront nécessaires, mais en instaurant un autre temps, circulaire, fait de promesses et de possibles.


J’avoue que j’ai encore du mal à revenir à ma réalité. Je pense avoir définitivement changé de paradigme. Quelque chose s’est rompu une fois pour toutes dans ma perception du temps et de l’avenir. Et c’est tant mieux, car je me sens tenue par ce qu’il y a de plus précieux sur cette planète : les enfants, les jeunes. Les Clémence, les Souhail et les Éloi, les Fatine et les Nôamane, les Alice, les Léo, les Zoé et les Liam. Ils sont là, à respirer, à jouer, à étudier. Nous qui avons usé la terre, nous avons une dette envers eux.


La technologie ne nous sauvera pas. Les jeunes ne nous sauveront pas. Nos gouvernements ne nous sauveront pas. Nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes, sur l’entraide, le partage et la solidarité. Et sur la diminution radicale de production et de consommation.


En arrivant à la maison, j’ai trouvé un petit mot de mes enfants sur la table. Ils me proposaient de les rejoindre au cinéma. J’étais vannée. Et je vivais désormais dans une fiction qui fleuretait avec la fin dernière de tout. Je savais. Je ne pouvais pas ne plus savoir.


Mais je ne pouvais pas non plus en rester là. J'ai remis mon imperméable, j'ai repris mon parapluie. J'ai troqué mes chaussures de suède contre des petites bottes de caoutchouc et je me suis rendue au Beaubien où ils m'attendaient.


Isabelle Larrivée



Illustration: Carl Larsson, Dans le jardin potager, 1883, aquarelle (Nationalmuseum Stockholm).

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