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Données pour mortes

Dernière mise à jour : 1 févr.




On se demande pourquoi, contrairement aux spécimens femelles d’animaux, les femmes vivent si longtemps après leur ménopause. Outre les orques et les baleines, les femelles animales s’éteignent en effet en même temps que leurs fonctions reproductives*. Cela signifie que sur ma tombe, il devrait déjà y avoir des plantes grimpantes et des chrysanthèmes en quantité. Alors pour les femmes, quel est l’enjeu de cette longévité? Il faut réfléchir à cette question hautement révélatrice. En tout cas, j’y ai passé la nuit, et mon hypothèse est que, parmi les mammifères, cette réalité biologique a laissé une trace dans l’inconscient humain.


Je crois en effet que cela peut expliquer en partie deux phénomènes que subissent les femmes en général, mais peut-être surtout les femmes ménopausées, déjà affublées d’une réduction marquée de la masse musculaire, d’un ramollissement de la cervelle et d’un durcissement notoire des articulations.


Citons le premier de ces phénomènes : laquelle d'entre nous n’a jamais été victime de mansplaining? J’ai longtemps pensé que cela ne m’arriverait pas, sans doute parce que ma nature un peu sauvageonne m’avait tenue loin du commerce des hommes. Mais j’étais alors trop jeune; je n’y ai finalement pas échappé. Bien qu’assise à une table, bien présente à une réunion, je devais, d’une manière ou d’une autre, me faire ventriloquer, l'on devait parler pour moi, redire à ma place exactement ce que je venais de dire. À propos de ma recherche, certains n'ont pas hésité à l'évoquer en émettant des doutes sur ma démarche méthodologique sans jamais en avoir lu une ligne. Après tout, si l'on revient à la longévité animale, NE SUIS-JE PAS MORTE? Pourquoi parlerais-je ? Pourquoi penserai-je? Mon amie Abattoir, sur un réseau social près de chez vous, n’a-t-elle pas écrit : « Savez-vous qu’un homme qui connait un sujet depuis 10 minutes en sait plus qu’une femme qui y travaille depuis 10 ans ? ». Leçon impérieuse pour les plus âgées d’entre nous.


Il m’est aussi arrivé de disparaître carrément d'une conversation courriel de groupe. J'avais beau donner mon avis, joindre des articles appuyant mes arguments, on ne réagissait ni à mes messages ni à mes opinions. On était aveugle à mes propos, à mes idées, à mes suggestions. En bref, je subissais une invisibilisation intégrale. Combien de fois ai-je entendu mes propres mots se diluer dans le fouillis des paroles de tous, ou devenir une brise chargée de sable fin? Ce phénomène peut se produire dans tout type de discussion, virtuelle ou pas. Combien de fois ai-je constaté que ma voix se transformait en une vapeur méridionale et évanescente, réduite à « l’inflexion des voix chères qui se sont tues »? Évidemment, JE SUIS MORTE !! Et cette voix d’outre-tombe semble parfois n'exister que pour moi.


Cette disparition sociale des femmes de plus de 55 ans (frontière approximative du vivant), parce que leurs ovaires se métamorphosent en petites olives noires, doit finalement avoir partie liée avec une forme d’engrammage anthropologique dans le cerveau des hommes : nous ne sommes pas censées être là. En plein territoire sans femmes, au coeur de ce no woman’s land intellectuel, dans cette zone de l’impensé, on doit prendre acte du fait que le travail de réflexivité sur la qualité de nos échanges ne semble pas urgent à accomplir. Et d’ailleurs, y pensent-ils seulement ?


« Pas tous les hommes… » bien sûr. Mais encore assez, encore trop.



Isabelle Larrivée



* Voir Titiou Lecoq, Pourquoi l’histoire a effacé les femmes, Iconoclaste, 2022.

Photo : Associated Press


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