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Photo du rédacteurLa noctambule

Crocus, muguet et autre coléus

Dernière mise à jour : 22 mai 2020




Je savais que cela allait être ma dernière promenade. La menace s’approche, on a prévu le pic pour Pâques. Il faut fermer portes et fenêtres, il faut sortir les désinfectants et trouver des supermarchés qui font de la livraison. Ce sera une vague épouvantable, il y aura des morts.

Je suis sortie en milieu d’après-midi, j’ai zigzagué dans les rues du quartier. En remontant Wiseman, mon regard a été attiré par des sortes de petites ampoules lumineuses rose-lilas. Je me suis approchée de la clôture de fer forgé qui bordait quelques mètres d’espace en avant d’un duplex. Des crocus. Ils se tenaient là, au beau milieu de rien, sans un brin d’herbe rendant leur présence plus intelligible, émergeant d’une terre grise caillouteuse. Rien n’aurait laissé supposer que, d’un sol aussi aride, pourraient surgir ces fleurs hâtives à la hampe vert tendre. Il en frémissait six ou sept, disposées en deux grappes, et leur désir de pointer vers le ciel était si intense, que cela les empêchait, à ce moment de leur croissance, de s’épanouir, d’étendre les pétales.


Je suis restée là quelques minutes, penchée par-dessus la clôture, incrédule, à savourer ce spectacle fortuit. Remplie d’espoir, j’ai repris le chemin de la maison, des petites taches de lumières collées à la rétine et les poings gantés enfoncés dans les poches de mon manteau.


De retour chez moi, je constate que tout est resté exactement à sa place. Ma maison a l’apparence d’un milieu lunaire, la trace de mes pas s’imprime de manière indélébile. Comme s’il n’y avait plus de gravité. Finie, l’attraction des corps. Je serai passée par ici. L’air ne se déplace plus au gré de mes mouvements et dans ce quartier généralement quadrillé par le bruit des avions, des autobus, des pompiers et par une vie très remuante, le silence a tout envahi.


Dans cette immobilité, mon esprit ne parvient plus à accumuler les informations, à fixer les données, à structurer les journées. Plus de thésaurisation, plus de cumul, plus d’archives. Les jours passent, un moment après l’autre, fluides. Le temps se déroule, non pas à l’horizontale et ponctué de gestes successifs, mais en tout sens, abstrait comme un trait de Pollock se déployant en apesanteur dans l’espace, aménageant, certes, une place pour certaines obligations, mais chaotique.


Dans ce désordre, ma fille doit venir chercher un livre. J’ai pris soin de le nettoyer au Fantastik avant de le déposer sur une page de journal que j’ai touchée uniquement dans le coin supérieur droit de la page 4, et posée sur la première marche des escaliers. Elle ne peut pas monter plus haut, de toute façon.


Quand elle arrive, je vois à ses yeux un peu gonflés que quelque chose ne va pas. Elle me dit qu’elle est fatiguée. Je connais ma fille et je connais ses yeux.


« Non. Tu as pleuré. »


« Oui. Je suis tannée, maman. »


Son visage se crispe.


Tout en moi fond. Toutes les barrières que j’érige pour parvenir à tenir le coup se liquéfient. Tous les murs que je construis pour me protéger de la dérive et du chagrin explosent. Et je me trouve là, sur la septième marche de l’escalier, à deux mètres d’elle, tendue comme un crocus à l’envers à tenter de faire irradier de moi un peu de lumière qui pourrait la rejoindre et la consoler à distance. Nous versons quelques larmes. Mais il m’est impossible de la serrer dans mes bras.

Elle prend le livre et avant de sortir, elle m’invite à participer ce soir à une rencontre à distance qu’elle a organisée avec ses copines. On va peut-être même pouvoir faire un karaoké…


Il faut chercher l’espoir et le réconfort là où ils se trouvent.


Cette histoire n’a pas encore de dénouement. Elle n’est qu’un tableau, qu’une tranche, qu’une strate de ce que sera notre vie pour les mois à venir. Histoire à la fois inachevée et inédite, anormale et, pour certains, inhumaine. Comme vous, comme la moitié de l’humanité, je suis cloitrée dans cette vie ajournée. Et comme beaucoup, j’ai peur.


Je ne sortirai plus. J’attendrai le temps doux pour m’assoir au balcon. Je vivrai dans ma limite, avec la conscience que je suis moins à plaindre que beaucoup au plan matériel car je ne manque de rien. Sauf des autres. Sauf de ma liberté de circuler. Sauf de ma vie habituelle. Je resterai sur mon ile, comme le personnage du roman de Marlen Haushofer, Le mur invisible qui, tel un Robinson Crusoé féminin, doit apprendre à vivre, du jour au lendemain, dans un environnement cerné par une clôture de verre.


Mais malgré tout, malgré les insomnies, la désolation, l’exil, les incertitudes et malgré la mort qui rôde, les crocus s’élancent, les longues feuilles annonçant les muguets narguent la grisaille. Et mon coléus n’a jamais été aussi beau.

Isabelle Larrivée



Illustration: Fatine-Violette, capture d'écran faite par Isabelle.

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