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Photo du rédacteurLa noctambule

Comme une neuve

Dernière mise à jour : 20 août 2020


La douleur m’a réveillée à trois heures du matin. Dense, subite, aiguë comme une décharge électrique. Elle irradiait à la verticale, surtout vers le bas, un peu vers le haut. L’impression, dans mon rêve, que quelqu’un était en train d’exercer une poussée avec quelque chose de pointu, comme une aiguille à tricoter, sur l’extrême centre du mamelon gauche. Je la sentais jusque dans le dos.



Je me suis assise dans mon lit en sueur. J'avais peur. J’ai allumé et j’ai cherché du regard mon ordi qui dort généralement dans ma chambre quand je travaille le soir. Douleur au mamelon. Non. Pincement… non. Élancement du mamelon. Oui. C’est ça. Ça ressemble à un élancement. Allaitement, mastodynie, mastalgie… cancer… Bon, éliminons les problèmes relatifs à l’allaitement. Douleur mammaire. Femmes de 30 à 50 ans. Relatif au cycle menstruel. Bon, passons, passons… dans les deux seins… non, c’est dans le gauche seulement. Rien ici. C’est pas ça. Origine à l’extérieur du sein... blablabla… muscle intercostal… voilà ! Ce pourrait être ma chute? Quand même, le corps est curieusement fait. Je tombe sur les fesses, et c’est le sein qui encaisse. Sur le site de la Société canadienne du cancer, il y a un petit espace « Vos questions ». Je leur envoie tout de même un mot. On ne sait jamais. S’ils répondent, je pourrai valider mon hypothèse.

Retour au lit avec l’espoir de trouver le sommeil. Déjà quatre heures. Delphine doit passer en matinée pour m’aider à faire le sapin de Noël et prendre un sac et une boite d'effets personnels. Je lui ai proposé de rester à manger. Je croule sous les corrections, mais je ferai une pause.


Delphine a quitté la maison il y a trois mois. Elle ourdissait, depuis un bon moment, des projets de départ s’exprimant entre autres par une résistance passive au rangement de sa chambre. Les sous-vêtements côtoyaient les livres, les pyjamas gisaient sur les chaussures, les kleenex usagés jonchaient sa table de travail bref, je ne dis pas tout, mais cela ressemblait à une poubelle. On ne pouvait y faire deux pas sans mettre le pied sur un vieux sac de chips, une ceinture, des vêtements divers, un manteau. Une tasse avec un reste de café collé au fond roulait parfois quand on osait ouvrir la porte de ce capharnaüm.

Un autre élément devait l'avoir encouragée dans ce projet: elle avait pris l'habitude

d’accueillir des amis à toute heure du jour et même parfois tard le soir. Je cherchais à mettre des freins à cette « hospitalité » parce que je passais mes semaines à fréquenter des collégiens et que j’avais envie d’un peu de calme à la maison. Elle pouvait bien recevoir si elle le voulait, mais je souhaitais en être informée à l'avance et que ce soit moins fréquent. Or, la sociabilité de Delphine est avérée. Elle a une collection d’amis, dont je suis moi-même très proche pour certains. Mais ils arrivaient de manière impromptue et parfois à plusieurs. Ces visites engendraient des tensions si j'avais prévu, par exemple, travailler à mes préparations de cours ou de la correction. J’ose penser, en fait, que l’impossibilité d’inviter spontanément ses amis la hérissait bien davantage que mes injonctions à procéder au ménage de sa chambre. Peu importe, au fond. Un jour, elle m’a annoncé qu’elle allait vivre avec trois copains qui habitaient à quelques pas d’ici. J’ai eu beau lui proposer d’attendre, au moins, d’avoir fait sa première année universitaire, pour voir comment elle devrait organiser son budget, en plus des couts engagés par l’université dont elle devait assumer une part: sa décision était prise.


Elle se mit à déménager. Au compte-gouttes. Un sac à la fois. Sa chambre demeurait un chantier. Il a fallu que nous ayons deux ou trois grosses crises de larmes, que nous nous tombions dans les bras l'une de l'autre pour réaliser combien cet éclatement était difficile autant pour elle que pour moi.

Le temps a subitement changé de forme et de couleur. Je pensais, pendant toutes ces années, m’être préservée de tout assaut du cœur. Autrefois si ardente, je n’étais plus jamais amoureuse. Cette maitrise de mes sentiments me donnait l’impression un peu dérisoire d’avoir une vie plus stable et je pensais avoir remporté la victoire sur toute passion potentiellement dévastatrice ou ravageuse. Mais, grave erreur, je n’avais jamais inclus l’amour maternel à l’amour tout court, ni la séparation d’un enfant à une rupture, parce que je n’avais jamais imaginé que mes enfants puissent vivre en dehors de moi et sans moi. Et pourtant, il y avait dans ma peine une impuissance et un réel affaissement, dignes des chagrins décrits par Roland Barthes dans sa sémiologie de l'amour qui ne se démodera décidément jamais. Je comprenais qu’elle ne ferait plus partie de ma vie de tous les jours. J’allais au travail, rompue, je me rendais mécaniquement au cours d'aquaforme, où elle ne m’accompagnait plus, et je déversais dans la piscine des trombes de larmes en espérant que personne ne s’en apercevrait.


Puis, elle est partie pour de bon. Et petit à petit, elle a réduit ses contacts avec moi. Elle répondait de manière parcimonieuse à mes messages. Rarement à mes appels Face Time. Et son choix de n’avoir pas de téléphone, ni fixe ni cellulaire, compliquait la communication, mais cela allait, je crois, dans le sens qu’elle avait choisi.


Cet effacement d’une personne qu’on a lancée dans la vie, cette disparition soudaine est comme l'arrachement d'un membre du corps ou d'un morceau de soi et instaure une ère de tristesse et de dépossession. Je ne la possédais pas, mais elle m’était incorporée. C’est pire. Cela ne relève même plus de la raison. Un membre amputé, une dent extraite continuent de nous tarauder. Je déplore que l’on ne soit pas suffisamment prévenu de cette perspective inéluctable. On ne sait pas assez qu’on sera un jour moins nécessaire, moins important et que, si l’on a de la chance, on bénéficiera des visites du dimanche. Mais ça ne sera plus jamais la vie, dans la vie, ensemble, dans le quotidien ordinaire, au petit déjeuner ou en soirée, serrées devant la télé ou chacune dans sa chambre à lire tranquillement, sachant l’autre là, réconfortée par sa lointaine présence.


Et à la fois, malgré le chagrin et mon esseulement nostalgique, je l’entends de loin vivre sa vie, je la vois mordre dans cette superbe pomme, je la sais penchée sur ses travaux, sur ses créations. Elle est heureuse, elle s’amuse, elle échange avec ses amis des moments parfaits, et une partie de ce que sera le reste de sa vie est en train de se jouer à travers ses rencontres, ses amitiés et ses activités. Quand je me rappelle mes vingt ans et mon appétit vorace de tout, je me dis qu’elle a raison. Je revois maman désolée que je prenne un appartement en ville, alors que j’étais sans draps, sans serviettes et sans vaisselle. Et elle ne comprenait pas que je me précipite de la sorte alors que moi, je ne voulais que m’envoler, être seule, décider, organiser, choisir. Delphine devait prendre cette décision, opter pour la séparation. La distance qu’elle s’efforce à mettre entre nous est impérieuse. Et même si elle me prend de court, si elle me fonce dans le corps, elle me permet à moi aussi de passer à un autre âge, à une nouvelle époque de ma vie.


La Société canadienne du cancer m’a téléphoné ce matin. La dame au téléphone me dit qu’en effet, il faut écarter l’hypothèse du pire. La chute aura coincé un petit muscle entre deux côtes. Bref, les élancements devraient diminuer dans les jours à venir. Je devrais être en mesure d’arriver à la nouvelle année comme une neuve.


Isabelle Larrivée

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