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Photo du rédacteurLa noctambule

Comme sur la photo

Dernière mise à jour : 20 août 2020


21 septembre 2015


Vue aérienne de deux parties de l’île de Montréal, divisées par une échine d’asphalte menant à un imbroglio d’autoroutes : le boulevard l’Acadie.


À gauche, l’opulence verdoyante de Ville Mont-Royal, s’étalant avec ses parcs, ses plates-bandes, ses courts de tennis, ses larges trottoirs et ses rues calmes de banlieue, ses maisons de privilégiés, son silence exhibé comme un luxe. Même l’air qu’on y respire est plus frais qu'ailleurs, délesté de monoxyde, de dioxyde, de particules et de poussières : étrange paradoxe, car on ne voit que de gros cylindrés dans les spacieux stationnements attenants aux maisons. L’horizon est vacant. On peut apercevoir de nombreuses petites taches bleues dans les arrière-cours, indice d’une civilisation qui détourne la nature, s’appropriant l’eau nécessaire à son rafraîchissement estival personnel.


À droite de l’axe de l’Acadie, du côté du bras qui travaille toujours le plus fort, une plaque grise, parsemée de petits cubes serrés qui semblent être des habitations. Un peu comme si l’autoroute était venue vomir des déchets gris, secs, cémenteux. Vers le nord se trouvent des bungalows modestes où les propriétaires prennent les choses en main parce qu’ils habitent le quartier. Quelques arbres. Au centre de ces anfractuosités poussiéreuses qui servent d’habitations, un petit rectangle vert rappelle qu’il doit bien y avoir, même là, dans cette dessiccation, une persistance de terre et de végétation. J’habite ce quartier.


C’est cette géographie manichéenne que Google Earth nous fait découvrir, sans nuance.


***


Mon propriétaire m’a avisée qu’il viendrait en septembre couper la vigne qui a envahi la moitié de l’espace du balcon. Ça va faire un sacré vide, mais il le faut. Non seulement cette vigne est malade, mais elle s’entortille autour du lilas et le cannibalise sans ambages. Cette année, il n’a produit que quelques fleurs.


Ces dernières années, il avait pourtant fleuri de façon généreuse. C’est un arbre quarantenaire, qui monte jusqu’au balcon du deuxième étage, chez moi. J’ai été stupéfaite par la beauté de ses fleurs et la délicatesse de leur parfum. Le soir, je reste souvent assise à regarder se balancer doucement ces grappes rosées. L’arbre abrite des dizaines d’oiseaux qui gazouillent et s’ébrouent dans son feuillage. Nous sommes les témoins d’une véritable vie de famille, avec ses roucoulements et ses heurts. Bref, il fallait faire quelque chose de cette vigne dévorante si l’on voulait sauver mon arbre.


La coupe a lieu jeudi. Mon fils m’écrit au travail pour m’en rendre compte : « Maman, je dois partir à mon match de basket, mais suis très triste. Notre balcon est vraiment laid et vide de sens maintenant. » Je lui réponds de ne pas s’en faire. L’été prochain, le lilas n’en sera que plus beau et on mettra d’autres plantes pour verdir un peu.


J'arrive à la maison fatiguée après une longue journée. Je mets de l’eau à bouillir pour les pâtes et la sauce à chauffer. Puis, je me laisse distraire par un ensemble de petites choses domestiques. Ma sœur me téléphone. Je prends le combiné de la main gauche, et je continue à m’occuper de mon repas de la main droite. Nous papotons pendant quelques minutes. Puis, je soupe.


Il est déjà 22 h 30 quand je pense à la vigne. Tiens, je vais aller voir ce que ça donne. Je sors au balcon. Mon regard glisse dans le vide jusqu’au sol. Tout a été coupé. Il n’y a plus ni vigne, ni lilas. Il ne reste rien. Je suis prise d’un étourdissement et je m’agrippe à la rampe : mon regard est tenu prisonnier dans les rets de cette absence effrayante. Il n’y a plus d’arbre à mon balcon. Il ne reste de mon lilas que le cercle de son tronc coupé à ras de terre et un misérable silence. Maintenant, le balcon est à nu. Ouvert aux quatre vents. Cette disparition marque l’arrivée d’un automne hâtif. Et permanent.


Mon propriétaire m’expliquera que le lilas était malade et qu’il fallait le couper aussi. Malade…


Depuis, c’est la désolation. Je ne sais pas comment me faire à ce balcon dépeuplé.


Je suis retournée voir la photo Google Earth et j’en suis arrivée à la conclusion suivante. La vraie pauvreté, son symbole, sa métaphore s’expriment dans mon quartier par l’absence d’arbres. J’ai ressenti cette amputation comme une violence, car faire disparaître un arbre, c’est se faire raréfier l’oxygène. C’est être livré à des regards crus, n’avoir plus d’intimité. C’est une agression, la dépossession d’une chose dont on a besoin plus que jamais dans l’histoire de l’humanité. C’est la perte d’une amie chère, d’une confidente. L’extinction d’une réserve faunique en miniature. Un piaillement de vie dispersé. Mon fils avait raison : c’est une privation, un vide de sens.


Isabelle Larrivée

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1 Comment


brigitte.morneau
Dec 29, 2019

J'ai toujours ce sentiment de perte d'un membre physique sur le coup et d'un ami réel devenu imaginaire lorsqu'un arbre tombe sous la scie mécanique et le son au loin à cet effet aussi sur mon intégrité. Ma mère se tenait droite comme l'arbre quand nous étions enfants dès l'apparition de ces bourreaux en herbe armés de tronçonneuses. Je m'explique. Nous habitions en face de la rivière l'Assomption et prenions soin de son rivage et de sa bordure comme s'il s'agissait de notre terrain. Elle nommait cette opération d'un syndrome printanier, celui du "bucheron", qui permettait de trouver toutes les raisons en "bon québécois" pour saccager et ruiner la vie de la rivière et de sa faune. Merci de nous…

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