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Ce qui n'est pas là

Dernière mise à jour : 20 août 2020

31 mars 2016

Mon cours de rhétorique avec le regretté Michel Van Schendel est très loin derrière moi maintenant. J’ai oublié les éléments de vieille rhétorique, d’Aristote à Barthes ou en tout cas, je n’ai plus beaucoup souvenir de la théorie, bien que je l’aie intégrée et que je la mette en pratique chaque fois où j’écris ainsi qu’en classe avec mes étudiants. Mais j’ai beau leur répéter qu’il n’est d’écriture que de procédés, il y a tout de même des choses qui m’échappent.


Parmi ces choses, j’observe la tendance qui consiste à passer davantage de temps à réfuter ce que l’on n’a pas écrit qu’à dire ce que l’on a à exprimer. Me suivez-vous ? Les échanges cool et mesurés du genre : est-ce que c’est cela que tu voulais dire ? Ou encore : pourrais-tu préciser ta pensée ? Sont de plus en plus rares. On est assaillie, vivement prise à partie sur ce qui n’est pas là, dans une interprétation immédiate, la plus brute et souvent sans nuance qui est faite des propos qui sont tenus. Ceux qui veulent défendre des idées sont mieux de s’atteler. Grâce ou à cause de cet attrait pour le vide, pour la part silencieuse du palimpseste, leurs propos sont sujets à décortication massive, à dépeçage en règle, à débitage, à renversement, à détournements successifs, mésinterprétation garantie.


Ce qui m’ahurit, en clair, c’est que les lecteurs s’en prennent à des choses qui n’ont jamais été dites. C’est-à-dire qu’on farfouille dans des tenants et des aboutissants in absentia, qui sont généralement de pures projections du lecteur, et on met en demeure celui ou celle qui a commis le texte de justifier ce qui n’a pas été écrit. Me suivez-vous ? On a l’impression que, par conséquent, pour se protéger d’une critique trop virulente et pour éviter l’agression caractérisée, ceux et celles qui écrivent, disons, des textes de non fiction, passent plus de temps à récuser sans même avoir nommé, à écarter ceci, à rejeter cela qui n’a jamais été là, plutôt qu’à développer ce qu’ils souhaitent vraiment dire.


Oui, oui, je sais bien. Tout cela, c’est aussi de la rhétorique, mais dire la chose et dire aussi tout ce qu’elle n’est pas doit être un exercice épuisant, car on ne peut jamais dire TOUT, c’est-à-dire à la fois ce que l’on veut dire et ce que l’on ne veut pas dire. Je salue ceux et celles qui continuent à s’adonner à cette activité qui est tout sauf une sinécure. Moi, je n'aurais pas les nerfs. D’autant que ceci met bien davantage en scène les commentateurs que les auteurs. Montaigne avait bien raison lorsqu’il écrivait:


« Il y a plus affaire à interpréter les interprétations qu'à interpréter les choses, et plus de livres sur les livres que sur tout autre sujet : nous ne faisons que nous entregloser. »

Pourtant, il y a des types d’énoncés qui ne prêtent à aucune discussion. Par exemple, dans la phrase : « Il y a aujourd’hui sept ans que maman est morte », on comprend qu’il s’agit d’une réalité irréfutable et indiscutable. La mort est un moment précis, une circonstance donnée que personne ne pourra remettre en cause. On pourra toujours discuter le style, on pourra toujours dire que l’auteure, dans le contexte, semblait aimer ou détester sa mère. On pourra toujours arracher au néant des interprétations à tire-larigot. Cela n’empêchera pas maman d’être morte et elle, on ne pourra pas l’extirper du néant. Il sera impossible de dire qu’en écrivant cela, cette seule phrase, l’auteure n’a pas pris en compte cet aspect-ci, et n’a pas abordé celui-là. C’est là un énoncé coup de poing, dont il n’y a rien à dire, auquel il n’y a rien à ajouter.


Non seulement est-ce là un énoncé fort, qui impose son sens, mais c’est aussi la trace indélébile de l’événement lui-même. À savoir maintenant si mourir est un événement, je laisse cette question à mes lectrices et lecteurs, mais pour terminer en citant encore Montaigne, qui est si riche d’enseignement :

« Rien n’imprime si vivement quelque chose à notre souvenance que le désir de l’oublier. »

Me suivez-vous ?



Isabelle Larrivée

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