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Photo du rédacteurLa noctambule

3,3

Dernière mise à jour : 24 mai 2020





Il y avait eu un tremblement de terre la veille. Elle avait cuvé un vin mauvais pendant la nuit. Et au matin, le goût de la mer lui remplissait la bouche. Des embruns s'accrochaient à ses paupières. Du sable fin coulait entre ses orteils. Quel voyage!

Elle se leva. Les draps étaient chauds.


Elle avait une longue journée devant elle.


Pendant le déjeuner lui revenaient pêle-mêle des images, quelques parfums; mais le songe avait été forclos et la fuite de cette mémoire la troublait. Comment deux vies pouvaient-elles être aussi étanches? Mais comment aussi pouvaient persister des relents de rêve, des sensations, des reflets fugaces sans que jamais il ne soit possible de reconstituer un récit?


Fragments, hésitations, tiraillement. Entre le muffin et le café, la confusion devint inquiétante et elle perdit du temps à développer des fantasmes d'unité, de cohérence, de narration linéaire comme dans les films ou dans les romans. Elle attribuait ce morcèlement à la vie nocturne. À la posture horizontale. À la perte de connaissance induite par le sommeil. À une perte de contrôle. Ah! Le contrôle! Voilà! Voilà pourquoi la nuit disloque et le jour rassemble.


Forte de cette conclusion, elle se leva pour laver son assiette et sa tasse, pour jeter le filtre à café au compost, et elle mit la main dans le bol à fruits. Une clémentine. Noël de ses 10 ans. Le morceau passé dans le mauvais tuyau quand elle avait 40 ans, alors qu'elle acquit la certitude qu'elle allait mourir étouffée dans quelques minutes. Les meubles de l'appartement achetés sur Kijiji. Le sourire secourable de son compagnon d'alors, le même qu'il avait affiché pendant l'accouchement. L'obstétricien. Son rendez-vous à la clinique le lendemain pour sa première infiltration et qu'elle ne voulait rater pour rien au monde. Retour à sa douleur immédiate. Respirer dans son épaule pour l'apaiser. L'image de maman qui souffrait à l'hôpital et puis si jamais je meurs, j'aurai la consolation d'aller la rejoindre...


Allers et retours dans le temps, morceaux de vie en friche, percolation du passé dans le présent et inversement, imprégnation dans le mouvement des idées et des sensations.


La douleur à l'épaule s'accrut. Ses gestes étaient limités, elle ressentit des élancements et elle voyait bien qu'elle n'aurait pas le choix : il faudrait retourner au lit.


Isabelle Larrivée



Peinture: Joao Glama, Le tremblement de terre de Lisbonne 1755, Musée national d'Art ancien de Lisbonne

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